Le blog de michel koppera
Boris VIAN, « Les fourmis »
Recueil de 11 nouvelles parues pour la première fois en 1949 aux Editions du Scorpion. Dernière édition par J.J Pauvert ( Livre de Poche n° 14782)
Extrait de la nouvelle « L’écrevisse »
Jacques Théjardin, instrumentiste dans un orchestre, est malade. Il tousse. Sa logeuse monte lui apporter une tisane.
« Elle n’avait plus qu’un étage à gravir. C’était une belle grosse femme de trente-cinq ans dont le mari, prisonnier en Allemagne pendant des mois et des mois, s’était établi poseur de barbelés sitôt revenu chez lui, car c’était bien son tour d’enfermer les autres. Il bouclait des vaches en province à longueur de journée et donnait rarement signe de vie. Elle ouvrit la porte sans frapper et fit un grand sourire à Jacques. Elle tenait un pot de faïence bleue et un bol qu’elle posa sur la table de nuit. Sa robe de chambre bâilla sur des ombres moussues lorsqu’elle se pencha pour arranger les oreillers, et Jacques perçut le fumet violent de son mystère barbu. Il cligna des yeux, car l’odeur le frappait de face, et désigna du doigt la place incriminée.
- Excusez-moi, dit-il, mais…
Il s’interrompit, en proie à une quinte violente. La logeuse, sans comprendre, se frictionnait le bas-ventre.
- C’est… votre… chose… conclut-il.
Pour qu’il rie, elle saisit à deux mains l’objet hilare et lui fit imiter le bruit du canard fouillant dans la vase ; mais, ne voulant pas faire tousser Jacques, elle referma bien vite sa robe. Un faible sourire détendit le visage du garçon.
- En temps normal, expliqua-t-il pour s’excuser, j’aime assez ça, mais j’ai déjà la tête si pleine de bruits, de sons et d’odeurs…
- Je vous verse du tilleul ? proposa-t-elle, maternelle.
Comme elle lâchait les pans pour lui donner à boire, ils s’écartèrent de nouveau ; Jacques taquinait la bestiole du bout de sa cuillère, et, soudain, cette dernière fut happée d’un coup. Il rit si fort que sa poitrine se déchira. Courbé en deux, suffoquant, il ne sentait même pas les tapes douces et rapides que la logeuse lui administrait sur le dos pour qu’il s’arrête de tousser.
- Je ne suis qu’une bête, dit-elle, se grondant de l’avoir fait rire. Je devrais bien penser que vous n’avez pas le cœur à jouer.
Elle lui rendit sa cuillère et lui tint le bol pendant qu’il buvait, à petites gorgées, le tilleul au goût de fauve qu’il tournait en même temps pour mélanger le sucre »
(Plus tard dans la journée, le chef d’orchestre vient rendre visite à Jacques pour s’enquérir de sa santé)
- Bonjour, dit-il. Alors, tu vas mieux ?
- Je me lève à l’instant, dit Jacques. Je suis mou.
- Ça sent drôle dans l’escalier, dit le chef.
- C’est la logeuse, dit Jacques. Elle ne ferme jamais sa robe.
- Ça sent bon, dit le chef. Ça sent le garenne.
Commentaire : je vous recommande la lecture de ces délicieuses nouvelles où Boris Vian nous donne une véritable démosntration de ses talents de narrateur et surtout de son sens de l'humour, parfois noir, où il utilise à la perfection les métaphores, le chiasme et l'oxymore
Pour clore l'article, voici un beau tableau de Goerges DELFAU, rien que pour le tilleul !