Le blog de michel koppera

"Les ardents de la Rue du Bois-Soleil", # 8

Pour les vacances de fin d’année, Jean quitta M** pour retrouver ses parents et sa sœur. Noël passa : on m’offrit un stylo Waterman avec plume en plaqué or. Papa prit pour les fêtes une semaine de congés en famille. On alla ensemble voir les illuminations des rues du centre-ville, la crèche vivante sur le parvis de la cathédrale et les vitrines décorées des grands magasins.

 Quand papa était à la maison, la vie n’était plus la même : il écoutait la radio du matin au soir, fumait des Gitanes à bout filtre et se promenait en maillot de corps toute la journée, ce qui faisait rager maman :

- Tu pourrais au moins mettre une chemise, ce serait plus correct !

- Une chemise ! grognait papa. Et pourquoi pas une cravate, le temps que tu y es ? Au boulot, je suis toute la semaine en costard, laisse-moi un peu respirer !

ardents11-1Ainsi passaient les jours, en chamailleries sans conséquence, en chansonnettes et en fumée.

Pour ce qui était du réveillon de la Saint Sylvestre, il avait été depuis longtemps convenu qu’on fêterait ça entre amis, à l’appartement. Il y aurait la sœur de maman avec son mari, un copain de régiment de papa encore vieux garçon, et aussi les voisins du dessus, plus encore d’autres convives dont je ne me souviens plus. Une quinzaine de personnes en tout. Maman ayant appris que la tante de Jean serait seule ce soir-là, celle-ci fut invitée. Sans doute maman espérait-elle secrètement qu’il se passerait quelque chose entre le copain de régiment et notre invitée de dernière minute.

 Le plan de table demanda réflexion et stratégie. Après maints remaniements, chacun se vit attribuer une place censée ne froisser aucune susceptibilité, respecter les possibles affinités et partant faciliter les conversations. La tante de Jean fut donc placée face au copain de régiment et à la droite de la sœur de maman, bavarde impénitente et tricoteuse occasionnelle. Quant à moi, le « jeune » de la soirée, on me plaça en dernier, en bout de table, à côté de la tante de Jean.ardents11-6

On mangea des huîtres, du foie gras, du gigot d’agneau avec des flageolets… Les bouteilles se succédaient : riesling, monbazillac, saint-Emilion. Au fur et à mesure que se vidaient les verres, le ton des conversations gagna en vivacité, les rires se firent plus sonores, les gestes plus amples. Le verre de vin doux que m’avait versé papa suffit à me faire tourner un peu la tête.

Cependant, je m’ennuyais ferme ; personne ne me prêtait vraiment attention. Seule maman se souvenait parfois de moi :

- Tristan, va dans la cuisine chercher du pain ! Tristan, débarrasse les bouteilles vides !

Je venais de terminer ma tranche de gigot lorsque, sous le jupon de la nappe, je sentis que la tante de Jean appuyait sa cuisse contre la mienne. Cela ne dura que quelques instants car je dus sans tarder me lever de table pour aller chercher la salade. À peine eus-je repris ma place que je sentis de nouveau la chaleur de sa cuisse contre la mienne. Elle resta comme ça jusqu’au dessert. Alors, cela me rappela un passage du  Rouge et le Noir  de Stendhal, quand, après le dîner, sous la tonnelle, Julien Sorel saisit sous la table la main de Madame de Rênal et qu’il ne lâche pas cette main jusqu’à ce qu’elle s’abandonne. Nous avions étudié la scène en cours de français :

ardents11-5«  Enfin, comme le dernier coup de dix heures retentissait encore, il étendit la main et prit celle de Mme de Rênal, qui la retira aussitôt. Julien, sans trop savoir ce qu’il faisait, la saisit de nouveau. Quoique bien ému lui-même, il fut frappé de la froideur glaciale de la main qu’il prenait ; il la serrait avec une force convulsive ; on fit un dernier effort pour la lui ôter, mais enfin cette main lui resta.

Son âme fut inondée de bonheur, non qu’il aimât Mme de Rênal, mais un affreux supplice venait de cesser… »

 

 à suivre...

Sam 15 oct 2016 Aucun commentaire