Le blog de michel koppera
"Les ardents de la Rue du Bois-Soleil" # 36
Chap. 7
Au matin du lundi 6 juillet 1964, alors que je paressais au lit, encore étourdi de sommeil, maman vint frapper à la porte de ma chambre :
- Tristan, du courrier pour toi ! Une lettre de Jean…
Evidemment, elle n’avait pas manqué de retourner l’enveloppe pour lire le nom de l’expéditeur. Que craignait-elle ? Une lettre d’amour sans doute…
- Peut-être une bonne nouvelle, ajouta-t-elle en me tendant la lettre.
« Salut Tristan,
Comment se passent ces premiers jours de vacances. J’espère pour toi que tu as déjà fait de belles rencontres sur la plage. De mon côté, c’est plutôt calme. Mon entorse n’est plus qu’un mauvais souvenir. Comme nous en avions convenu, j’ai essayé de convaincre mes parents de nous organiser un petit séjour entre nous à M**. Malheureusement, je crois que c’est mal engagé, surtout à cause de ma tante qui ne semble guère enchantée d’avoir de nouveau du monde chez elle…
Cependant, mes parents sont tout à fait disposés à te recevoir quelques jours chez nous, fin juillet, début août. Qu’est-ce que tu en penses ? Ça pourrait être chouette. Sylvie est même enchantée à cette idée. Tu pourrais venir par le train, on irait te prendre à la gare…
Réponds-moi vite.
Jean. »
- C’est qui cette Sylvie ? me demanda maman qui lisait par-dessus mon épaule.
- Tu sais bien, c’est la petite sœur de Jean, je t’en ai déjà parlé !
- C’est possible… Ça te dirait de passer une semaine chez eux ?
- Peut-être… Je ne sais pas encore.
À dire vrai, cette invitation me laissait plutôt indifférent. Je venais de vivre trois jours affreux à me poser mille questions sans jamais y trouver de réponse. Tout avait commencé le vendredi après-midi vers deux heures, sur le palier de l’appartement de Geneviève, lorsque j’avais trouvé porte close. Pourtant, elle était là, j’en étais sûr : j’avais entendu la radio et ressenti physiquement sa présence silencieuse, toute proche. Etait-elle malade, fâchée, endormie, ou avait-elle un invité imprévu, un autre homme ? J’en avais perdu l’appétit et le sourire. Maman s’était alarmée, papa l’avait un peu rassurée en lui affirmant que je devais être amoureux et qu’à mon âge c’était une bonne maladie. Dimanche, à la télé, il n’y eut même pas le Tour de France pour me changer les idées : c’était jour de repos en Andorre.
Pour beaucoup d’entre nous, ce lundi 6 juillet 1964 est gravé à jamais dans notre mémoire. Souvenez-vous : quatorzième étape du Tour, Andorre-Toulouse, 186 kilomètres de tragi-comédie cycliste, de coups de théâtre et d’illusions perdues.
6 juillet 1964, lendemain de jour de repos où Maître Jacques s’était laissé aller à des agapes généreusement arrosées autour d’un méchoui. Et ce lundi de légende, au départ de l’étape, Anquetil n’est pas dans son assiette, l’estomac embarbouillé, la tête lourde. Sur les pentes de l’Envalira, il n’est plus qu’une ombre à la dérive. Les autres sont loin devant. Les autres, ce sont Bahamontes, Jimenez, Anglade et surtout Poulidor. Les commentateurs radio sentent venir le grand chambardement : Anquetil est en train de perdre le Tour !
C’est alors que Raphaël Geminiani entre en scène, bidon de champagne à la main. Quitte ou double ! Champagne ou cocktail d’amphétamines, c’est sans importance… Voilà Anquetil qui reprend des couleurs et des secondes. Quatre minutes de retard au sommet du col. Descente vertigineuse sous la pluie. Un à un, les fuyards sont repris, dépassés. Tous, même Poulidor.
Et le dernier acte. Le sort qui s’acharne sur Poulidor : des rayons qui se brisent, le changement de vélo, la poussette de relance trop énergique d’Antonin Magne et la chute lamentable de Poupou sur le bitume, le temps qui passe, Anquetil qui s’éloigne… Deux minutes et trente-six secondes de retard sur la ligne d’arrivée ! Et peu importe la victoire d’étape d’un certain Edward Sels, personne ne s’en souvient.
à suivre...