Le blog de michel koppera
" Les ardents de la Rue du Bois-Soleil" # 45
Le souvenir des jours qui suivirent me laisse encore aujourd’hui un goût amer. Malgré le soleil d’été, la plage peuplée de belles filles en maillot et les cornets vanille-fraise, je ne me sentais pas heureux. J’étais rongé par le doute et la jalousie. Et si elle m’avait menti ? Et si j’allais vérifier sur place, comme ça, sans préavis, juste pour voir… Et si elle venait m’ouvrir, qu’est-ce que je lui dirais, qu’est-ce que je ferais ?
Il me serait encore difficile de trouver les mots justes pour décrire mon désarroi d’alors. J’avais vaguement conscience d’avoir franchi la frontière invisible entre deux territoires et de m’être trouvé quelque temps clandestin dans le monde des adultes, comme Gulliver chez les géants. J’y avais vécu caché, avec les faux papiers de la camaraderie. Geneviève venait de me délivrer un mandat d’expulsion : retour à la case maison, au café au lait du matin, aux chansons de Claude François et d’un certain Bob Dylan, aux tartines de pain beurré incrustées de copeaux de chocolat noir pour le goûter, aux premières chaussures Adidas – nubuck bleu et bandes blanches – aux utopies anarchistes et aux pages couleur de Paris-Hollywood…
- Samedi, on aura du monde à dîner, dit maman qui inventoriait le contenu de ses placards. Demain, on ira faire des courses.
C’était le jeudi soir. La radio commentait la dernière péripétie du duel Anquetil-Poulidor : dans le contre la montre du jour, Maître Jacques avait encore mis plus de trente secondes à Poupou… Je pensai furtivement que Geneviève devait être déçue…
- Ah bon ? C’est qui ?
- Secret !
Maman savait tenir sa langue, inutile d’insister. Tout ce qu’elle consentit à me dire c’était qu’on fêterait l’anniversaire de papa et que je devais songer sérieusement à mon cadeau. Pour cela, elle me remit religieusement un billet de 50 francs. Prière de rapporter la monnaie !
Le samedi soir, à 19 h 23 – je n’oublierai jamais l’heure – les invités sonnèrent à la porte. Maman m’envoya leur ouvrir. Ils étaient deux : lui avait à la main une bouteille de champagne ; elle, tenait dans les bras une plante verte, dans le genre caoutchouc ou philodendron, je ne sais plus. Lui, en costume bleu nuit à fines rayures blanches, en mocassins très classe, la moustache et les rouflaquettes taillées de frais ; elle, en robe noire unie qui lui cachait les genoux, avec une large ceinture pour bien marquer la taille, le col serré, presque strict, un foulard de soie rouge sang noué autour du cou et dont une extrémité lui tombait sur le sein gauche. Aux pieds, elle portait de sublimes chaussures noires, des escarpins avec des lanières qui lui enlaçaient la cheville et lui grimpaient en spirale aux mollets. Malgré la moiteur de l’été, elle portait des bas. Elle était magnifique.
- Salut Tristan ! lança Marcel en me tendant la bouteille de champagne. Tu vas vite nous mettre ça au frais, c’est du bon !
Comme je restais planté dans le vestibule, Geneviève, accompagnée de sa plante verte, me contourna et fila vers le salon. Ce fut à peine si elle m’adressa un regard.
- Bonsoir Tristan… Alors, ça se passe comment ces vacances ? T’en profites au moins ?
Je ne l’avais jamais vue comme ça, si belle, si désirable… Mais hors de portée.
Dès lors…
à suivre...