Le blog de michel koppera
Annie Ernaux : "Mémoire de fille"
Récit autobiographique paru en 2016 aux Editions Gallimard. Edition de poche, collection Folio n° 6448 ( 165 pages)
Été 1958. La narratrice, tout juste sortie de l'adolescence, le bac en poche, a décroché un job de monitrice de colonie de vacances à S, dans l'Orne. C'est son premier été de liberté, loin du cadre familial.
Pages 46-47 (Annie se retrouve seule avec H, le moniteur-chef)
" Ils sont dans sa chambre à elle, dans le noir. Elle ne voit pas ce qu'il fait. À cette minute, elle croit qu'ils vont continuer de s'embrasser et de se caresser au travers des vêtements sur le lit. Il dit "Déshabille-toi". Depuis qu'il l'a invitée à danser, elle a fait tout ce qu'il lui a demandé. Entre ce qui lui arrive et ce qu'elle fait, il n'y a plus de différence. Elle se couche à côté de lui sur le lit étroit, nue. Elle n'a pas le temps de s'habituer à sa nudité entière, son corps d'homme nu, elle sent aussitôt l'énormité et la rigidité du membre qu'il pousse entre ses cuisses. Il force. Elle a mal. Elle dit qu'elle est vierge, comme une défense ou une explication. Elle crie. Il la hosupille :" J'aimerais mieux que tu jouisses plutôt que tu gueules !" Elle voudrait être ailleurs mais elle ne part pas. Elle a froid. Elle pourrait se lever, rallumer, lui dire de se rhabiller et de s'en aller. Ou elle, se rhabiller, le planter là et retourner à la sur-pat. Elle aurait pu. Je sais que l'idée ne lui est pas venue. C'est comme si c'était trop tard pour revenir en arrière, que les choses doivent suivre leur cours. Qu'elle n'ait pas le droit d'abandonner cet homme dans cet état qu'elle déclenche en lui. Avec ce désir furieux qu'il a d'elle. Elle ne peut pas imaginer qu'il ne l'ait pas choisie − élue − entre toutes les autres.
La suite se déroule comme un film X où la partenaire de l'homme est à contretemps, ne sait pas quoi faire parce qu'elle ne connaît pas la suite. Lui seul en est le maître. Il a toujours un temps d'avance. Il la fait glisser au bas de son ventre, la bouche sur sa queue. Elle reçoit aussitôt la déflagration d'un flot gras de sperme qui l'éclabousse jusque dans les narines. Il n'y a pas plus de cinq minutes qu'ils sont entrés dans la chambre."
Pages 64-65 (quelques semaines plus tard )
" Depuis H il lui faut un corps d'homme contre elle, des mains, un sexe dressé. L'érection consolatrice.
Elle est fière d'être un objet de convoitise et la quantité lui paraît la preuve de sa valeur séductrice. Orgueil de la collection. (Attesté par ce souvenir précis : après avoir embrassé dans un champ un étudiant de chimie en vacances à S, me vanter auprès de lui du nombre de flirts que j'ai eus à la colonie.) Aucun délai de coquetterie, de remise à plus tard du désir qu'elle a de leur désir. Ils vont droit au but, ils s'y croient autorisés par sa réputation. Ils soulèvent la jupe ou défont la fermeture éclair du jean en même temps qu'ils l'embrassent. Trois minutes, entre les cuisses, toujours. Elle dit qu'elle ne veut pas, qu'elle est vierge. Aucun orgasme jamais.
Elle passe de l'un à l'autre, ne s'attache à aucun, pas même à Pierre D, qu'elle a rejoint plusieurs nuits dans le grand dortoir des garçons dont il assure la surveillance depuis une loge munie d'une petite fenêtre et qui lui a dit − c'était le premier − "Je t'aime" et elle a répondu :
− Non, c'est seulement du désir.
− Si, Annie, c'est vrai, je t'assure.
− Non. "
C'est une des premières fois que je lis le "viol initiatique" relaté avec tant de simplicité et de lucidité. Et aussi, les conséquences du traumatisme sur la vie sentimentale de la victime. Merci Madame Ernaux pour ce témoignage utile et nécessaire.