Le blog de michel koppera
"Lignes de faille" de Nancy Houston est un magnifique roman paru en 2006, édité en France aux éditions Acte Sud. Il est disponible en collection de poche Babel n°841 ( 483 pages)
Extrait pages 363-365. 1962, Sadie a 7 ans, elle habite à New-York avec Kristina, sa maman qui est chanteuse sous le nom de Erra et son beau-père qui est aussi son impresario. Un jour où son beau-père est absent, sa mère reçoit la visite inattendue d'un inconnu. Elle envoie Sadie dans sa chambre. Par le trou de la serrure, la gamine regarde ce qui se passe dans le salon :
" C'est comme une pièce de théâtre. Maman et l'inconnu restent encore un moment sans bouger, sans parler, puis maman s'avance vers lui à pas lents comme une somnambule et il lui ouvre ses bras et elle se jette dedans, l'inconnu blond referme les bras sur ma mère et l'écrase contre sa poitrine en sanglotant. Maman commence à pleurer elle aussi, et puis elle se met à rire en même temps. Ce qui me perturbe plus que tout, c'est qu'elle s'adresse à ce monsieur dans une langue étrangère. Ça pourrait être le yiddish ou l'allemand, ils se parlent par bribes tout en pleurant et en riant, ils respirent fort et se regardent au fond des yeux.
Ça dure un bon moment et pendant tout ce temps, dans la rue derrière moi, la neige continue de tomber. La main de maman remonte pour caresser la pommette de l'homme blond et elle dit une chose qui ressemble à "Mon Yanek, mon Yanek", mais au lieu de dire mon elle dit mein, et lui aussi murmure son nom à elle – son vrai nom, pas Erra – sauf que dans cette langue qu'ils parlent ça sonne différemment, ça ressemble à "Kristinka". Il tire sur le bout de sa ceinture qui est une corde orange, le nœud se défait et il ouvre lentement sa robe de chambre, dénudant ses seins, et l'embrasse sur le cou, la tête de maman se renverse en arrière il l'embrasse à la base du cou et je n'arrive pas à détacher mes yeux de la scène, elle lui dit des mots dans cette langue qu'ils partagent et qui m'exclut et maintenant, tout en embrassant l'homme sur la bouche, elle défait les boutons de sa chemise, il met les deux mains autour de sa tête de Petit Prince, et elle remue les épaules et sa robe de chambre tombe par terre. Maintenant, ma mère est totalement nue avec cet inconnu qui est toujours habillé. Elle va ouvrir le canapé-lit (le même lit qu'elle partage toutes les nuits avec papa) et pendant ce temps l'homme se déshabille avec des gestes lents, après quoi il est nu lui aussi et je vois son truc qui est debout et se balance.
Il se met à genoux sur le lit et à mon horreur ma mère se met à genoux devant lui et prend ça dans sa bouche, ce qui me donne la nausée alors je m'éloigne un moment de la porte, le cœur battant fort, et essaie de me calmer en regardant les flocons de neige qui flottent dehors dans l'auréole des lampadaires, et quand au bout d'un long moment je m'agenouille à nouveau ma mère a tourné le dos à l'inconnu, il lui tient les mains serrées derrière le dos comme pour la menotter et pendant ce temps il entre et sort de son corps par derrière comme Hilare (le chien de son grand-père) avec le caniche nain sauf que ses mouvements sont plus lents et au lieu de gémir il lui dit des mots étrangers à voix basse. Ma mère se cambre et j'entends un son inouï lui sortir de la gorge, tout ça est totalement insupportable alors j'allume la lumière et me mets au lit en tremblant de tout mon corps."
Illustration signée loïc Dubigeon