Le blog de michel koppera
Sándor Márai (1900-1989 )
Métamorphoses d’un mariage ( roman de 1980 ) Traduit du hongrois par Georges Kassai et Zéno Bianu.
Edition « Le livre de poche » n° 31076
Pour une bio complète allez voir sur Wikipédia, vous y trouverez tous les renseignements utiles. Juste dire que Marai, d’origine hongroise, s’est exilé au Canada
Le présent roman se compose de 3 longs monologues successifs : le premier est celui de l’épouse, le deuxième celui du mari, le troisième de la maîtresse qui épousera le mari après son divorce. L’extrait que je vous ai choisi fait partie du second monologue lorsque le mari, un grand bourgeois presque caricatural, expose à son ami qui l’écoute sa conception des rapports homme/femme. Certes, il ne s’agit pas de littérature érotique, mais tout de même…
Pages 220 et suivantes ( pour illustrer ce texte, j’ai choisi deux dessins de Jean Morisot , un autre de Varenne et un quatrième dont j’ignore l’auteur. Ces 4 images me semblent bien correspondre à l’univers bourgeois du narrateur. ( La peinture de couverture est un détail d’une œuvre de Vilhelm Hammershoi, Intérieur une fille au piano, 1901 )
« Les femmes… As-tu remarqué avec quelle prudence, avec quelle incertitude les hommes prononcent ce mot ? Comme s’il désignait quelque tribu conquise, mais toujours rebelle, soumise mais jamais brisée. Que veut dire ce mot au milieu de tous les événements de la vie quotidienne ? Qu’attendent-elle de nous ? … Des enfants ? De l’aide ?... La paix ? La joie ? Tout ? Rien ? Quelques instants ? On vit, on désire, on s’attache, on fait l’amour, puis on se marie, on connaît la passion, la naissance et la mort, on se retourne sur une cheville, on est subjugué par une coiffure, par la chaude haleine d’une bouche, on s’assouvit dans des lits bourgeois ou sur les divans, aux ressorts grinçants, d’une maison de passe sordide, parfois on tombe dans la grandiloquence, on promet aide et assistance, on se jure de rester ensemble, de vivre l’un pour l’autre, au fond du désert ou dans une métropole… Mais la roue tourne, les années passent… un an, deux ans, trois ans ou quinze jours, as-tu remarqué que l’amour, tout comme la mort, ne connaît pas le temps chronologique ? Et le grand projet que deux êtres avaient conçu échoue ou ne réussit pas comme ils l’avaient voulu. Alors, ils se séparent, furieux ou indifférents, et recommencent ou cherchent d’autres partenaires. Ou de guerre lasse, ils restent ensemble, à s’user mutuellement, à pomper l’énergie vitale de l’autre, tombent malades, s’entretuent à petit feu et s’éteignent. Comprennent-ils seulement… au dernier moment, avant de fermer les yeux pour toujours, ce qu’ils ont voulu l’un de l’autre ? Non, ils n’ont fait qu’obéir à une grande loi aveugle, celle de l’amour qui renouvelle le monde, de l’amour qui a besoin d’hommes et de femmes s’accouplant pour assurer la continuité de l’espèce… Est-ce vraiment tout ? Et ces pauvres individus, qu’espèrent-ils l’un de l’autre ? Qu’ont-ils donné, qu’ont-ils reçu ? Qu’est-ce que cette mystérieuse, cette effrayante comptabilité ? Le sentiment qu’éprouve un homme pour une femme est-il une chose individuelle ou l’expression d’un désir général, éternel, qui parfois, pour quelque temps, touche un seul corps ? L’excitation artificielle que ce désir communique ne peut être l’objectif de la nature. Une nature qui a créé l’homme et lui a donné une femme parce qu’elle sait à quel point la solitude est dangereuse.
Regarde autour de toi, regarde partout, en littérature, en peinture, sur la scène comme dans la rue, et tu rencontreras toujours cette excitation artificielle… Va au théâtre et regarde, des hommes et des femmes sont là, dans la salle, d’autres femmes et d’autres hommes s’agitent, parlent et jurent sur la scène, dans l’assistance on toussote et on se racle la gorge… mais il suffit qu’on prononce sur scène « je t’aime » ou « je te désire » ou n’importe quel mot en rapport avec l’amour, la possession, la rupture, le bonheur ou le malheur, pour qu’aussitôt se fasse un silence de mort, pour que des milliers de spectateurs retiennent leur souffle. Les écrivains et les auteurs dramatiques usent d’ailleurs de ce stratagème pour faire chanter leurs lecteurs et leurs spectateurs. Et où que tu ailles, tu la retrouves, cette excitation artificielle – leurres superflus, parfums, chiffons multicolores, fourrures luxueuses, décolletés, bas couleur chair, car en hiver, on ne peut s’habiller plus chaudement, puisqu’il faut exhiber ses jambes gainées de soie… et en été, au bord de l’eau, on doit se mettre un cache-sexe pour rendre plus suggestive sa féminité… fards, vernis à ongles, rimmel, cheveux d’or, crèmes et pommades – tout cet attirail a quelque chose de malsain, non ? (…)
Dans le système qui est le nôtre, la femme cherche toujours à se vendre, sciemment, ou, je l’admets, la plupart du temps, inconsciemment. Je n’affirme pas, bien sûr, que toutes les femmes se perçoivent comme des marchandises… mais je n’ose pas croire que cette règle soit démentie par beaucoup d’exceptions. Je n’accuse pas les femmes, du reste, elles ne peuvent pas faire autrement. Leur façon de s’offrir, leur coquetterie aussi prétentieuse qu’absurde, est, au fond, d’une tristesse affligeante, surtout lorsqu’elles prennent conscience de la difficulté de leur entreprise, parce que la compétition est farouche, parce que leurs rivales sont toujours plus belles, moins chères, plus excitantes… »
Une question : Pourquoi avoir publié cet extrait précisément et pas un autre ?