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Yasunari KAWABATA
Ecrivain japonais né en 1899, mort en 1972 (suicide)
Prix Nobel de littérature 1968
« Les belles endormies » 1961 Editions Albin Michel (traduit du japonais par R. Sieffert)
Au bord de la mer, dans une étrange maison close, des vieillards viennent passer la nuit auprès de jeunes vierges profondément endormies sous l’effet de puissants narcotiques. C’est là que se rend régulièrement le vieil Eguchi. Cette nuit-là, sa « concubine » parle en rêvant…
Pages 77-79
- Maman ! La fille avait poussé une exclamation étouffée.
- Là, là, tu t’en vas ? Laissez-moi, laissez…
- De quoi rêves-tu ? C’est un rêve, un rêve, te dis-je ! Ce disant, Eguchi la serrait plus fort pour essayer de la tirer de son rêve. La tristesse contenue dans la voix de la fille quand elle appelait sa mère envahit le cœur d’Eguchi. Ses seins étaient pressés contre la poitrine du vieillard au point de s’écraser. Elle remua les bras. Dans son rêve, prenait-elle Eguchi pour sa mère, qu’elle cherchait à étreindre ? Mais non, même endormie, même vierge, elle restait incontestablement provocante. Il semblait au vieil Eguchi qu’en soixante-sept ans il n’avait jamais touché à pleine peau une jeune femme à ce point provocante. À supposer qu’un mythe pût être lascif, cette fille-là sortait de ce mythe.
Il en venait à la considérer non comme une ensorceleuse, mais comme la victime d’un enchantement. Avec cela « tout endormie qu’elle fût, elle vivait », en d’autres termes, encore que sa conscience fût plongée dans un profond sommeil, son corps par contre restait éveillé dans sa féminité. Il y avait là non pas une conscience humaine, mais rien qu’un corps de femme. Se pouvait-il qu’on l’eût parfaitement dressée pour servir de partenaire aux vieillards au point que l’hôtesse ( la tenancière de la maison close) en pût dire qu’elle était « entraînée » ?
Eguchi desserra son bras qui la tenait fortement, et quand il eut disposé le bras nu de la fille de telle sorte qu’elle parût l’enlacer, elle lui rendit en effet docilement son étreinte. Le vieillard ne bougea plus. Il ferma les yeux. Une chaude extase l’envahit. C’était un ravissement presque inconscient. Il lui sembla comprendre le plaisir et le sentiment de bonheur qu’éprouvaient les vieillards à fréquenter cette maison. Et ces vieillards eux-mêmes, ne trouvaient-ils pas en ces lieux, outre la détresse, l’horreur ou la misère de la vieillesse, ce don aussi d’une jeune vie qui les comblait ? Sans doute ne pouvait-il exister pour un homme parvenu au terme extrême de la vieillesse un seul instant où il pût s’oublier au point de se laisser envelopper à pleine peau par une fille jeune. Les vieillards cependant considéraient-ils une victime endormie à cet effet comme une chose achetée en toute innocence, ou bien trouvaient-ils, dans le sentiment d’une secrète culpabilité, un surcroît de plaisir ? Le vieil Eguchi, lui, s’était oublié, et comme s’il avait de même oublié qu’elle était une victime, de son pied il cherchait à tâtons la pointe du pied de la fille. Car c’était le seul endroit de son corps qu’il ne touchait pas. Les orteils étaient longs et se mouvaient gracieusement. Leurs phalanges se pliaient et dépliaient du même mouvement que les doigts de la main, et cela seul exerçait sur Eguchi la puissante séduction qui émane d’une femme fatale. Jusque dans le sommeil, cette fille était capable d’échanger de devis amoureux rien qu’au moyen de ses orteils. Le vieillard toutefois se contenta de percevoir leurs mouvements comme une musique, enfantine et imparfaite certes, mais enchanteresse, et il resta un moment à la suivre.
Les illustrations de Toshio Saeki me semblent avoir été très inspirées du récit de Kawabata
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