Lundi 19 mai 2008 1 19 /05 /Mai /2008 17:44

J'ai rencontré Sonia en 1990. Elle était à peine majeure et mannequin amateur. Elle m'avait demandé de l'aider à  lui constituer un press-book de photos de charme. C'est au cours d'une séance de pose photo qu'elle m'avait longuement parlé de son intérêt pour la civilisation inca. Lors de notre dernière rencontre, je lui offris en cadeau ce texte qui mélange fiction et histoire, rêve et réalité. Resté orphelin, il n'a jamais été publié. Le voici maintenant au grand jour. 
       Elle avait posé ses coudes sur le bar. La tête entre les mains, elle regardait ailleurs. Dans la rue, la nuit brumeuse de janvier était déjà tombée ; au feu rouge du parvis de la cathédrale, patientait la file des voitures closes… Les clients n’étaient qu’une quinzaine : la plupart finissaient une bière en attendant l’heure de passer au pastis… Debout devant le comptoir, la tête penchée au-dessus de sa tasse de café refroidi, un homme sans âge se lamentait sur la condition humaine en général et sur ses mésaventures conjugales en particulier. Et tout en parlant, il faisait machinalement tourner son alliance sur son annulaire… Mais Sonia ne l’écoutait pas. D’ailleurs, elle n’écoutait personne ; elle se contentait de faire semblant d’être docile et attentionnée. Le berger allemand du patron dormait à ses pieds, le juke-box débitait pour la énième fois le même tube, la fumée des cigarettes faisait comme un voile indécis tendu sous les néons des plafonniers… La petite aiguille de la pendule aux couleurs d’une marque de whisky paraissait ne plus vouloir avancer vers le 8. Encore plus de deux heures avant la débauche ! Sonia passa lentement sa main dans les boucles de ses cheveux noirs. La douleur sournoise de sa dent malade faisait danser des étoiles dans ses yeux verts. C’était une molaire transpercée d’une carie qui semblait profonde sous la langue. Des ruisseaux de souffrance remontaient le long de la mâchoire jusqu’à sa  tempe fiévreuse. Une torpeur lancinante avait envahi sa joue endolorie. Sonia laissa tomber un second comprimé effervescent dans le verre. Tout en observant les disques blancs de l’aspirine qui dansaient la sarabande dans l’eau bruissante, elle s’imaginait mâchant quelques feuilles de chucam sur les rives de l’Apurimac.

Penchée au-dessus des eaux vertes, elle aurait ôté sa mante refermée sur sa poitrine au moyen d’une épingle d’argent à tête d’émeraude. Puis, elle aurait relevé sa tunique d’alpaga et le fleuve aurait noué des bracelets de glace autour de ses chevilles…

Elle vida rapidement son verre avec une petite moue d’amertume entre chaque gorgée.

- Moi, contre le mal de dents, je connais un truc radical, lui dit l’homme au café froid. Une tête de clou de girofle dans la carie… Vous savez, ces petites pointes noires qu’on plante dans les oignons…Ça vous fait si mal que ça ?

Elle rinça son verre où s’accrochait encore l’écume des l’aspirine.

- Est-ce que vous vous appelez Manco ou Ruminagui ?

- Non. Moi, c’est Simon… Pourquoi ?

Ils échangèrent un bref regard.

- Pour rien… On aurait peut-être pu parler… Je vous remets un café ?

La musique du juke-box avait cessé et l’on n’entendait plus que des lambeaux de conversations qui se perdaient dans le sifflement continu d’une fuite de vapeur du percolateur. Au-delà des vitres, la sourde vibration de la ville…

Maintenant, Sonia allait et venait entre les tables, regagnait le comptoir avec son plateau chargé de verres vides et de cendriers pleins, dosait les pastis, remplissait les petites carafes d’eau fraîche et faisait tinter les pièces de monnaie dans la poche de son tablier… Lentement, l’aspirine se répandait dans son corps, étouffait la douleur. Un bourdonnement persistant emplissait ses oreilles et le vent glacial de la puna balayait sa mémoire. De nouveau, elle se sentait emportée par delà l’océan, par delà les montagnes.. Les verres débordaient de chicha. Sur le cercle vert du tapis de jeu roulaient les dés de l’apaytalla. Elle était l’enjeu de la partie. Et dans la musique retrouvée, elle crut reconnaître les lointains échos des chants guerriers :

   «  Nous boirons dans le crâne du traître,

      De ses dents nous ferons un collier,

      De ses os des flûtes,

      De sa peau un tambour,

               Puis nous chanterons. »

De la pointe du pied, Sonia rythmait la danse farouche des fils du soleil. Au cœur de la frénésie des cymbales, Il était entré, enveloppé du souffle froid de la rue. Il avait posé Sa main sur la sienne… Ses lèvres bougeaient, mais elle ne L’entendait pas. Il se pencha vers elle…  
                                                                     .../... 

L’eau brûlante de la douche coulait sur la peau très blanche de Sonia. Glissant le long de ses boucles brunes collées sur l’arrondi de l’épaule, des ruisseaux de lave se répandaient sur sa poitrine juvénile, inondaient son ventre épanoui… Deux jours durant, elle avait repoussé toute nourriture, mais la faim n’avait plus d’emprise sur son corps noyé de vapeur. La veille, dans le secret de la nuit, elle avait solennellement coupé une fine tranche de pain blanc pour la manger en silence. Et maintenant, dépouillée de toute parure, elle livrait son corps mouillé aux caresses de l’eau…

Devant le miroir d’anthracite, elle avait tressé ses cheveux encore humides. Tout en mâchant de l’argile pour rehausser l’éclat de ses dents, elle avait enduit sa peau d’une huile parfumée et onctueuse. Le rasoir avait redonné à ses aisselles, à son ventre, l’éphémère fragilité de l’enfance. Plus l’heure approchait, plus elle se sentait devenir Acllacuna, vierge du soleil s’apprêtant pour l’Inti Raïmi… Oui, elle serait bientôt fille de Capac Apo… Encore nue, elle posa sur son cou un collier à double rangée de turquoises et de coquillages. Avant de revêtir la robe de laine pourpre déployée sur le lit, elle accorda un ultime regard à la blancheur laiteuse de son buste, à l’arc noir de ses sourcils fardés, à la pulpe de ses lèvres entrouvertes… Elle avait frémi en refermant la bracelet d’or sur son poignet et détourné les yeux en habillant ses jambes d’ombre aux reflets d’argent…  

En attendant la venue du messager, elle s’était assise près de la fenêtre et, tout en laissant se consumer une cigarette au bord du cendrier, elle regardait la rue déserte. La chambre exiguë restait plongée dans l’obscurité et la fenêtre découpait un rectangle de cendre bleutée sur le sol froid. De temps à autre, une flèche de douleur plantait sa pointe acide dans la joue de Sonia… Quand tout serait terminé, il faudrait qu’elle s’occupe sérieusement de cette dent malade ! Plus tard ! Sans conviction, elle laissa de nouveau tomber deux comprimés blancs dans un verre d’eau. Elle sentait monter en elle une faim insatiable, plus tenace que la souffrance, plus impérieuse que le désir.

Dans la voiture qui les emportait vers Cajamarca, l’homme lui donna ses dernières recommandations ;

- Lorsque vous serez en Sa présence, il vous faudra faire preuve d’une grande humilité, dit-il en posant une main timide sur son genou.

Elle écarta sa main.

- Et ne jamais lever les yeux vers Lui ! ajouta-t-il d’une voix plus sourde.

À table, elle resta assise à Sa droite. Elle ne fit qu’entrevoir la frange écarlate qui barrait Son front. Elle garda les yeux baissés et observa le ballet léger de Ses mains très pâles, aux doigts graciles dépouillés de tout ornement.

Puis l’heure était venue. Il l’avait couchée sur l’épais tapis de laine irisée, au centre d’un cercle de lumière blanche et aveuglante. Tout en relevant sa robe, Il avait parlé pour la première fois :

«  Le malheur nous sépare-t-il, Reine ?

L’adversité nous sépare-t-elle, Princesse ? »

Les yeux clos, elle suivait mot à mot le lent cheminement de Ses doigts sur sa peau abandonnée.

« Es-tu, ma mie, fleur de Chinchircoma ?

Pour que je t’emporte dans mon esprit

Dans le fond de mon cœur ? »

Les mains sans visage découvraient son ventre nu en pleine lumière, mais elle ne sentit ni le froid, ni l’impudeur. La caresse épousa la courbe de ses épaules, enveloppa ses seins aux mamelons de marbre, glissa entre ses cuisses ouvertes. Et sur ses lèvres vint s’échouer la douce mélodie du chant d’amour :

«  Je suis le mensonge du reflet des eaux,

Je suis la tromperie du reflet des ondes. »   

 

                                                         …/…

Je ne devais rencontrer Sonia que quelques mois plus tard. Les coudes posés sur le comptoir, elle commença par me raconter cette étrange soirée où elle avait pour la première fois livré son corps à la lumière. Puis, tout en essuyant machinalement des verres, elle me parla aussi de sa dent malade, des insupportables névralgies qui avait précédé les premiers soins et l’incision de sa gencive infectée… Elle m’avait proposé de nous retrouver chez elle.

C’était une chambre sombre où les bribes de soleil qui se glissaient entre les volets mi-clos s’attardaient sur les rideaux de lin avant de se dissoudre dans l’épaisseur d’un tapis de laine pourpre. Sur le mur blanchi à la chaux, Viracocha, le dieu blanc, s’était endormi les bras en croix, vaincu par l’ennui de l’immobilité. Deux  grosses mouches bourdonnantes s’étaient posées sur un abat-jour de porcelaine laiteuse.

Sur la table, un livre ouvert, une cigarette écrasée, témoignaient de la présence de Sonia allongée sur le lit recouvert de cretonne.

Comme elle craignait de sombrer dans une sieste sans issue et qu’elle avait en horreur la contemplation stérile du plafond, Sonia s’était couchée sur le flanc, tournée vers la fenêtre, le bras gauche replié de façon à ce que sa tête pût reposer dans sa paume ouverte. Ses doigts disparaissaient dans l’abondance de ses cheveux noirs discrètement bouclés, dont les vagues venaient mourir sur sa nuque alanguie. Malgré le silence, Sonia ne dormait pas… Son regard, peut-être un peu voilé par la torpeur de l’après-midi, semblait se perdre dans la pénombre. Le soleil noir de la pupille auréolée d’émeraude s’effaçait derrière les cils chargés d’un mascara aussi profond que ses sourcils qui dessinaient deux virgules soignées. Légèrement entrouverte, la bouche sérieuse livrait un peu de son secret d’émail. La timide lumière soulignait discrètement l’aile du nez, esquissait la naissance des pommettes, laissait dans l’ombre le cou à demi noyé dans les cheveux épars d’où émergeait, insolent, le velouté de l’épaule… Ce jour-là, elle portait une robe de soie grise bordée d’un large liseré de dentelle rosâtre. Les plis de la soie se jouaient de la lumière, faisant naître des éclairs, des arabesques changeantes, tout un alphabet de reflets…

Et soudain, une plage de lumière pâle, patinée, brisée par l’émergence d’un croissant sombre : le sein droit de Sonia au mamelon arrogant sous le tissu. La robe froissée, fuyante, relevée jusqu’à  la taille, découvrait sa hanche. Sonia avait gardé ses bottines de cuir noir, lacées haut, et des bas noirs très fins… Une jarretelle courait sur sa cuisse pour se glisser sous le voile d’un pudique triangle de satin et se perdre dans les plis de la robe retroussée… l’arc de ses jambes écartées, largement ouvertes, tendait à l’extrême le satin, si bien que sous la blancheur du tissu se devinait l’arrogance du pénil : les deux versants arrondis du mont de Vénus séparés par un vallon plus sombre semblaient un instant vouloir mourir avant de renaître avec vigueur dans la générosité de ses rondeurs callipyges. À l’approche de la touffe invisible et probablement très discrète, la cuisse se creusait pour former une fossette à la peau veloutée et fragile qui annonçait déjà les lèvres pourpres du brûlant coquillage. Sur l’arrondi du genou de la jambe droite relevée, le bas se tendait jusqu’à devenir chair aux reflets de nylon.

Sans impatience, Sonia attendait l’éclair bleuté qui allait déchirer la pénombre et projeter violemment sa silhouette  tourmentée sur le mur aveugle de chaux laiteuse. À l’abri derrière les lentilles de l’objectif immobile, l’œil l’observait, corrigeait, donnait des ordres… Les roues dentées entraînaient la pellicule dans les noires spirales du souvenir où Sonia s’était à jamais figée en négatif, prisonnière des cristaux d’argent qui révèleraient son corps à la lumière retrouvée.

         Entre chaque prise de vue, elle continuait de me parler des murs cyclopéens de Sacsahuaman, de la montée par le sentier de l’Inca vers les ruines de Machu Pichu, de la haune fratricide qui devait réunir dans le même destin tragique Atahualpa et Huascar, et de sa brève rencontre, un soir de janvier, avec « Celui-qui-a-des-yeux »…        

Par michel koppera - Publié dans : inédits
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