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"Villa Ferjac"
chapitre 4
Chaque jour des trois années qui suivirent vit se renouveler avec le même bonheur la magie de notre rencontre.
J’avais investi les deux étages supérieurs, laissant à M. Bertholet le libre usage du rez-de-chaussée. En fait, il ne quittait guère la bibliothèque que pour aller prendre du repos dans une chambre exiguë dont l’unique fenêtre donnait sur le jardin.
Dès que mon travail m’en donnait le loisir, je rentrais le midi pour déjeuner avec M. Bertholet. Nous étions servis par une jeune femme au visage niais qui arrivait chaque matin à neuf heures précises. Outre la préparation du repas, elle était aussi chargée des provisions et des tâches ménagères au rez-de-chaussée. M. Bertholet prétendait qu’elle s’appelait Marie. En trois années, je ne l’ai jamais entendue prononcer le moindre mot. Elle nous apportait les plats avec un sourire indifférent, vaguement stupide, comme si elle traversait l’existence en état d’hypnose.
Malgré les assiettes en faïence aux somptueux motifs d’un rose profond, malgré les couverts en argent et la nappe brodée, M. Bertholet ne prenait place à table qu’avec réticence. Il mangeait peu, sans précipitation, sans la moindre émotion. Un jour où je manifestais ma joie devant une coupe de fraises melba, il coupa court à mon enthousiasme :
- À votre place, je relirais Epicure. Vous avez dû en faire une lecture un peu trop rapide.
De nouveau seuls après le départ de Marie, quelle que fût la saison, nous ne manquions pas de faire une promenade paresseuse dans le parc sans toutefois nous approcher du portail donnant sur la rue… Tout en marchant à pas menus, M. Bertholet me contait l’histoire d’un homme politique remarquable de la Rome antique, comme celle de Lucius Papirius-Cursor, cinq fois consul, deux fois dictateur, et qui obtint à trois reprises les honneurs du triomphe après ses victoires face aux Samnites ; ou l’ironie du destin de Aulus Gabinius, homme lige de Pompée, tribun de peuple de 69 av J.C, consul en 58, qui avait condamné Cicéron à l’exil avant d’être défendu par sa propre victime…
Parfois, la pluie et le vent mêlés nous contraignaient à trouver refuge dans la serre où, sous les hautes fougères arborescentes qui se gorgeaient de lumière, il nous arrivait de découvrir la robe jaune et noire d’une salamandre et d’écouter les points d’exclamation d’un crapaud décidément invisible. M. Bertholet avait renoncé depuis longtemps aux plantes potagères et aux arbres fruitiers. Aussi le parc et le jardin étaient-ils livrés à la fantaisie des roses trémières, à l’étreinte des lierres et des clématites, à l’ivresse des sauges aux feuilles de velours pâle…
Aux premiers dimanches de printemps, nous descendions jusqu’à la mer. Seule concession de M. Bertholet au monde extérieur, nous marchions quelque temps au bord des vagues. De la pointe de sa canne, il traçait sur le sable humide un long trait continu que nous suivions au retour comme un fil d’Ariane entre les traces de nos pas inversés… Un jour où nous avions dû contourner une famille en train de pique-niquer bruyamment au pied de la digue, assise en cercle autour de sacs en papier éventrés et de boîtes multicolores de boissons gazeuses, il me dit malicieusement :
- Cela me fait penser qu’il faudra que je vous raconte la vie de Papirius Crassus, consul en 434 av J.C, et aussi celle de Valérius Poplicola au siècle suivant…
Puis, il se mit à rire. C’était la première fois que je le voyais ôter son masque austère. Le sourire plissait ses paupières derrière lesquelles s’effaçait son regard, découvrait ses dents de vieillard. J’aurais pu en être effrayé, mais cet éphémère accès de jovialité et d’humour me remplit d’une tendresse respectueuse et définitive.
Dès notre retour à la Villa Ferjac, M. Bertholet se retirait dans ce qu’il appelait ses appartements. Pour tout dîner, il emportait une pomme, parfois un yaourt. Je gagnais le premier étage où je me laissais aller aux plaisirs solitaires et faciles de mon écran de télévision.
à suivre...
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