Virginie LOU, Œil pour œil
Editions La Musardine, 1998. Collection Pocket n° 10570 (illustration de couverture : "femme dénudée
et allongée" par Rodin )
Un recueil de nouvelles d’une qualité exceptionnelle. Très difficile de choisir un extrait tant l’ensemble est
dense, magistralement écrit. Donc, j’ai opté pour une nouvelle intégrale. J’ai choisi la première du recueil : « L’ogre »
« Toutes les nuits maintenant je vais rejoindre l’ogre. J’enjambe la fenêtre. Mon père et ma mère sont dans la chambre à l’étage supérieur, côte à côte comme des
gisants.
Je traverse le jardin dans l’odeur macabre des buis et j’ouvre le portillon sur le chemin de halage. L’ogre vit dans une cabane
en planches au bord du fleuve. Il pue, une odeur de bête, de caverne, qu’aigrit celle de pisse des chats.
Il trône dans un vieux Voltaire récupéré à la décharge, ses greffiers autour de lui comme des courtisans, assis au sommet du
dossier déchiqueté par leurs griffes, poussant du museau au creux de son oreille, ou ronronnant sur ses genoux, ou dressés sur ses épaules, les accoudoirs.
La porte à peine ouverte, l’air croupi colle au visage et sur les mains. L’ogre sans se lever allume la lampe à gaz couverte de
chiures de mouches.
- Te voilà, petite salope.
C’est son bonsoir, des mots qui n’ont jamais passé les murs de ma maison. Les chats sautent à terre et viennent flairer les
chevilles, se frotter à mes jambes.
- Ferme la porte.
J’obéis en silence et prends ma place, debout devant lui dans la lueur brunâtre de la lampe, sur une carpette usagée mais qu’il
tient propre, sans tache ni poussière. Partout ailleurs la crasse luit. Sur le parquet, le buffet bancal, la table où s’empilent des assiettes mangées de moisissures.
- Qu’est-ce que tu me montres ce soir ?
Il fait froid dans la cabane mais l’œil de l’ogre brûle. Je détache les boutons du cardigan tricoté par maman (depuis toujours
le même modèle, la même laine rouge, la taille seule a changé au fil des ans). L’ogre s’impatiente.
- Dépêche-toi, putain !
Je pose le gilet sur la chaise de paille, en prenant bien soin de ne pas le salir. Sinon, il faudrait expliquer cette tache,
chez moi tout est si propre.
- Enlève ça maintenant !
Je déboutonne aussi le chemisier, très lentement. Lorsque j’ouvre les deux pans de soie, la chaleur bourdonne dans ma poitrine.
L’ogre crie.
- Plus vite ! Tout ! Je veux tout !
Quand maman m’a acheté le soutien-gorge, l’ogre s’est plié dans son fauteuil comme si ses vertèbres avaient cassé, tige de
verre. Ses mains se tendaient. Autour de la colonne brisée ses chairs en tas enguirlandé de guenilles flageolaient. Je ne me suis pas approchée malgré ses supplications.
Je n’avais pas encore l’habitude de détacher l’agrafe. J’ai mis du temps, la première fois, à la défaire. L’ogre est devenu très
rouge et gémissait – Plus vite ! Plus vite ! La peur mouillait mes doigts.
Depuis, je sais comment la dégrafer, sans me presser. Il faut attendre que l’ogre devienne rouge. À ce moment-là, il se met à
dire les mots que j’attends. Petite putain, chienne, femelle, salope, je vais te bouffer. Ses poings se referment, ses épaules se gonflent. Un spasme soulève du fauteuil l’amas de graisse, bloqué
soudain par les deux bras arrimés aux accoudoirs comme des étais pour contenir la furie. Ses yeux à fleur de tête me mangent. La haine et l’envie perlent au coin des paupières.
Je ne bouge pas. Des gouttes de sueur cascadent de ma nuque entre les fesses, de ma gorge entre les lèvres du sexe. Le fleuve roule au ras de la cabane, ronge la berge. La
lampe à gaz chuinte. Dans la pénombre, les prunelles de l’ogre ont des reflets rougeoyants comme ceux des bêtes, la nuit.
Il se laisse retomber dans le fauteuil.
- Enlève le reste.
Chaque soir, je vais un peu plus loin, jusqu’où je peux supporter. Le fracas du fleuve emporte le crissement de la fermeture
éclair, le froissement de la jupe.
- Enlève tout !
Le froid de la cabane sur la peau nue fait du bien.
- Fais-moi voir ton cul d’abord.
Lorsque je me retourne, je vois par la fente, entre les planches de la porte, les fenêtres du premier étage où mes parents
gisent sans se toucher. J’aime le moment où l’ogre me commande de me pencher en avant. À cette hauteur j’aperçois les marches blanches qui montent au perron de ma maison, et luisant à la clarté
des réverbères la plaque de cuivre ovale où est inscrit le nom de mon père, huissier de justice. L’ogre hurle.
- Ta chatte ! Montre-moi ta chatte.
Le mot me fait rougir. J’ai chaud. Les courants d’air qui filtrent par toutes les fissures n’apaisent pas la sensation
d’étouffement.
- Écarte tes jambes, je veux la voir de plus près. Écarte encore.
J’obéis. Un peu plus chaque soir. L’ogre se redresse d’un bond. Le monceau de ses chairs se déploie et enfle démesurément. Sa
tête frôle le plafond bas. Mon cœur saute. Il tend les bras.
- Écarte encore, salope !
La voix de l’ogre est un mugissement étouffé. Il étire vers moi ses mains, tentacules tremblants aux extrémités de corne cassée
comme des débris de buccins vomis par les flots.
- Écarte avec tes doigts. Je veux tout voir. Je veux te voir jusqu'au trou du cul !
Les mots de l’ogre me saoulent. J’ai toujours peur que lui aussi, un soir, aile plus loin. Sa respiration se mêle au bruit du
fleuve, coulée sombre roulant sans détour ni suspension, arrachant tout sur son passage.
- Je le dirai à ton putain de père ce que tu fais chez moi. Il te tuera. Moi aussi je lui prends tout mais lui le sait pas.
Écarte encore ! Mets tes doigts !
Le souffle de l’ogre coule avec la sueur sur mon ventre, descend jusqu’à la fente mouillée, entre en moi. Je rêve au jour de ma
mort dans une débauche de tulle et de gerbes de confettis de couleur de sans. Rouge et blanc sur fond d’azur, le drapeau de ma trahison. L’ogre ne s’avance pas encore, il se plaint.
- Caresse-toi. Montre-moi comment tu fais quand tu es toute seule.
- Non.
Vite, je remets les vêtements et m’en vais. L’ogre retombe dans son fauteuil. Ses sanglots dominent un instant le bruit du
fleuve et s’y engloutissent.
Je cours jusqu’à ma chambre, allume la lampe de chevet, une très belle lampe signée Lalique que mon père a saisie dans la maison
de l’ogre, celle d’avant, son château, quand il lui a tout pris.
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