"Les adieux", nouvelle inédite
Chapitre 5
Il ne restait plus qu’une poignée de jours et j’étais l’objet de toutes les convoitises. Pourtant, pendant toutes ces années, je ne les avais quittés ni des yeux, ni de la voix. Mais ils ne me voyaient pas, ne m’entendaient pas, même s’ils feignaient de m’écouter. Et maintenant que j’allais partir, ils se lamentaient.
- Mais pourquoi tu t’en vas ? Tu n’étais pas bien avec nous ?
Ils avaient organisé un grand repas familial, presque solennel. On avait battu le rappel : vieilles tantes, cousins lointains ou cordialement exécrés, amis de la famille… Il fallait marquer le coup. Le mariage et la mort demeuraient des motifs d’éloignement ou d’absence raisonnables. Mais partir, quelle idée !
À table, on m’avait placé en vis-à-vis un proche parent doué d’une sotte arrogance. Il crut bon de me livrer, en connaisseur, les enseignements d’un bref et unique séjour touristique, déjà vieux d’une dizaine d’années, qui l’avait mené dans l’hémisphère sud.
- Méfie-toi de la cuisine ! C’est épicé, c’en est presque immangeable ! Mais des paysages superbes… Et, là-bas, la vie, ça coûte rien ! Un repas au resto, une misère. On se demande souvent comment ils peuvent y arriver. Tu as pensé à la Nivaquine ? Parce que les moustiques… Et les femmes !
- Elles piquent aussi ?
- D’une certaine façon, belles à faire rêver !
- Tu rêves, toi ? Je n’aurais pas cru.
À l’autre extrémité de la table, ma mère me couvait du regard comme un nouveau-né. Mon père affectait le détachement viril. Il n’y avait que ma grand-tante octogénaire qui donnait libre cours à son désarroi.
- Mon pauvre petit ! Quand tu reviendras, je serai morte. Approche-toi que je te voie bien ! Tu as fait couper tes cheveux ? Pour la chaleur ? Tu es beaucoup mieux comme ça. Dis-moi, tu n’as pas peur de partir tout seul ? Tu ne connais personne, là-bas…
- Et toi, ma tante, tu es toute seule aussi, depuis des années et des années… Et tu ne changes pas.
- Oui, mais moi je suis vieille. J’ai l’impression que j’ai toujours été vieille. Crois-moi, méfie-toi de la solitude.
Elle me tenait la main, mais c’était elle l’enfant perdue.
Les bouteilles de champagne se succédaient. Et la vie reprenait son cours normal. On parlait déjà de mon retour, comme si mon exil ne devait être qu’une parenthèse. Pas question de point-à-la-ligne ! Non, tout au plus un aparté du destin. Même absent, ma place restait à leurs côtés, sur la scène, dans la même tragi-comédie en un acte, nulle part ailleurs…
- Tu sais, j’ai fréquenté autrefois un marin qui allait jusqu’en Chine, me confia ma grand-tante après m’avoir lâché la main. On se voyait une ou deux fois par an, ça dépendait des escales. Il m’a rendue à la fois très heureuse et très malheureuse. Tu comprends ça ?
- Tu aurais pu l’épouser…
- Je n’y ai jamais vraiment songé. Ce n’était pas sérieux. Pourtant, il devait m’aimer un peu pour revenir chaque fois me rendre visite. Rien ne l’obligeait… Et toi, quand tu reviendras, retourneras-tu voir ton amie ? Comment s’appelle-t-elle déjà ?
- Cynthia. Je t’en prie, ma tante, il ne faut plus parler d’elle.
- Alors, il va te falloir du courage !
Et puis, il y eut le sorbet à la poire, les photos souvenirs, le café, la promenade digestive, les rires et les pleurs des enfants, le rituel de la partie de manille… Enfin, ils sont tous repartis, par voitures entières, avec de grands gestes d’adieu par les portières aux vitres baissées. Guillaume est venu m’embrasser, un baiser furtif et pressé, comme d’habitude. Je l’ai retenu par le bras.
- Je viendrai te chercher demain matin. On passera la journée ensemble.
- Pour quoi faire ?
- Je ne sais pas encore. On verra.
à suivre...
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