Il ne restait dans le fond de la tasse qu'un peu de sucre fondu qui avait pris la teinte chaude du
café. Les quelques miettes éparpillées sur le plateau témoignaient de mon appétit matinal... La veille, la tempête s'était levée et, toute la nuit, les arbres hardiment penchés au-dessus du
canal avaient tangué sur les vagues du vent. Tandis que, ce matin encore, les pompiers sondaient les eaux boueuses à la recherche d'un noyé présumé, les pêcheurs avaient déjà appâté les
chevaines et surveillaient les flotteurs nonchalants de leurs lignes impassibles.
Au spectacle de ce quotidien rassurant, il m'échappa comme un sourire et je pus croire un instant que mon angoisse s'était dissipée dans ma longue nuit
de sommeil. Pourtant elle revint et le canal où paressaient au fil de l'eau des branches mortes m'apparut menaçant et les pêcheurs détestables... Je me pris à envier le noyé qui dormait
paisiblement entre deux eaux, évitant les longues perches des pompiers sondant sans conviction les eaux troubles, pendant que de grosses anguilles nécrophages s'agrippaient à ses paupières
pour l'entraîner par le fond... Je ne sais pourquoi, mais sans le connaître, ce noyé m'était - j'allais ajouter déjà - sympathique et il aurait sans doute perdu toute mon estime en se
révélant bien vivant.
- Monsieur a bien déjeuné ? me
demanda la femme de chambre en jetant un regard rapide sur le plateau vide.
Pressé de me retrouver seul, je me contentai de lui répondre par un vague signe de tête. Mais, sans plus attendre, elle avait entrepris de faire le
lit.
- Laissez donc ! lui dis-je sèchement. Je ferai ça moi-même.
- C'est mon travail, monsieur ! Ici, chacun reste à sa place. Vous, votre job, c'est d'être le client, et vous n'avez pas jouer un autre
rôle que celui du client... Si je ne fais pas votre lit, alors, vous n'êtes plus un client et, dans ce cas, mon boulot n'a plus aucun sens, je ne sers plus à rien... Vous voudriez me voir
réduite à rien ?
- Je ne crois pas, je n'oserais même pas y penser.
- Alors, laissez-moi faire mon travail. Et vous, continuez de regarder par la fenêtre Vous payez, donc vous devez ne rien faire. J'insiste bien : non
seulement vous pouvez ne rien faire, mais c'est aussi un devoir... Comme il est de mon devoir de changer vos serviettes de bain, de passer l'aspirateur sous le lit et le chiffon à poussière sur
la table de chevet...
Donc, elle a aspiré, épousseté, aéré, vidé le cendrier et la corbeille à papiers, rangé mes notes et rassemblé les feuilles éparpillées sur la
table qui faisait face à la fenêtre.
- Vous savez, me dit-elle en s'essuyant le front, il est presque onze heures. Vous devriez sortir, marcher un peu au bord du canal... D'habitude,
les gens de passage font ça... Voilà deux jours que vous êtes arrivé et vous n'avez pas encore mis le nez dehors... Décidément, je pense que vous n'êtes pas un client comme les autres...
Pourquoi êtes-vous ici ?
La question me transperça brutalement et je sentis soudain comme un grand vide à l'intérieur de mon corps.
- Je ne sais pas exactement...
Et pourtant, tout m'était étrangement familier : le canal, les pêcheurs, l'auberge... le canal.
La femme de chambre s'est retirée sans bruit, me laissant seul avec ma réponse inachevée. Je me suis plongé dans l'écriture du dernier chapitre de mon
roman... Mon héros venait de rompre avec son quotidien et prenait la route qui devait le mener à la mort. En fait, je n'aimais pas beaucoup cette histoire, je peux même dire que je la
détestais. C'est pourquoi j'étais si pressé d'en terminer. La perspective de retrouver une pensée neuve, sans contrainte, me stimulait plus encore que la fierté, toute légitime d'ailleurs, du
travail mené à son terme, de l'oeuvre accomplie... Aussi, le chapitre avançait vite, les mots défilaient en rangs serrés quand, brusquement, le flot du récit se tarit, comme si une main venait
d'en fermer les vannes. J'attribuai cette soudaine sécheresse à la fatigue et descendis prendre le déjeuner avec les autres pensionnaires de l'auberge.
Après le repas, et malgré un café bien serré, les mots refusèrent obstinément de revenir sous mes doigts et, las de combattre un adversaire
insaisissable, absent en quelque sorte, je renonçai à aller plus avant et laissai le chapite en supens. Les pompiers n'avaient pas repris leurs recherches. Comme moi, ils avaient
provisoirement abandonné le cadavre au fond de l'eau... Par contre, les pêcheurs moins inconstants n'avaient pas abdiqué, statues de glaise dressées près de leurs lignes lancées au-dessus du
canal comme de muettes antennes...
On a frappé deux petits coups discrets à la porte, puis elle est entrée sans même attendre que je vienne lui ouvrir.
- Vous avez déjà fait le ménage de la chambre ce matin, lui ai-je fait remarquer sans chercher à cacher mon irritation.
- Je sais, mais vous pouvez noter que je ne porte plus de tablier, donc que je ne suis plus femme de chambre. Par conséquent, permettez-moi de ne
plus vous parler comme à un client, et cela jusqu'à demain matin.
- Comment ça, demain matin ?
- Parce que, cet après-midi, c'est ma demi-journée de repos et que je ne reprends mon service que demain...
Sa voix, d'abord pleine d'insolence se faisait plus douce, plus pénétrante. Puis, elle se tut. Elle était jeune, je crois, mais comment
juger de l'âge des femmes de chambre alors que leurs robes noires les habillent toutes en veuves ? Je pense, néanmoins, compte tenu de ses cheveux noirs mi-longs, de ses lèvres rieuses et de ses
bas nylon, qu'elle ne devait avoir guère plus de trente ans... Mon regard s'attarda aussi sur sa poitrine franche, suivit la courbe de ses hanches et les lignes de son cou, avant
de s'échouer dans ses yeux...
- Alors ? demanda-t-elle.
- Eh bien, oui, je le reconnais...
- Je vous plais vraiment ? Pour tout vous dire, je m'y attendais un peu. Quant à moi, je vous trouve, disons... sympathique. Cela ne signifie
rien du tout... Vous avez quelque chose de mystérieux, et le plus étrange, c'est que vous en savez aussi peu que moi sur vous-même. Peut-être que c'est moi qui vais vous découvrir... Vous
écrivez ?
- J'essaie, mais ce n'est pas toujours facile.
Elle s'est assise à la table et a commencé la lecture du roman inachevé. je savais qu'elle y resterait jusqu'à la tombée du jour, mais je n'ai pas
cherché à l'en dissuader. Après avoir parcouru distraitement un journal local et fumé quelques cigarettes, je me suis endormi. Pas une seule fois elle n'avait relâché son attention, ni
relevé la tête, ni bougé sur sa chaise.
Tout mon rêve ne fut qu'une phrase : " Après le virage, à sa gauche, sur la rive opposée du canal, apparut la maison dont depuis
quelques jours les volets restaient clos comme en signe de deuil. Il ne pouvait détacher son regard des fenêtres aveugles. La route sinueuse courait devant lui, vers le pont..." .
De même que mon travail matinal n'avait pu aller plus loin, le rêve trébucha lui aussi sur les derniers mots, incapable de les dépasser.
Les rayons obliques du soleil venaient frapper de tout leur éclat la chaise vide devant la table au centre de laquelle dormaient les
derniers feuillets du roman. De la salle de bains contiguë me parvenait le chant de l'eau bondissant des robinets ouverts.
- Vous lisez vite ! ai-je crié en direction de la porte entrouverte.
Apès quelques clapotis, le chant de l'eau cessa.
- J'arrive ! Un peu de patience !
La serviette éponge nouée surles hanches, elle a fait le tour du lit, pris le manuscrit posé sur la table et est venue s'allonger à mes
côtés.
- Oui, je lis vite. Surtout quand ça m'intéresse. J'étais pressée d'arriver à la fin, et aussi de me retrouver avec vous. Je croyais trouver des
réponses, mais en fait, je me trompais... Par exemple, quand votre héros parle, travaille, ou bien encore quand il fait l'amour à sa femme, on pourrait croire que c'est vous... Et bien, c'est
vrai et faux, en même temps. Je me suis même demandé si ce n'était pas plutôt vous qui vous efforciez de lui ressembler... Vous avez envie de moi ?
J'ai laissé ma main couri sur son épaule nue, glisser sur ses hanches, écarter le tissu éponge qui couvrait ses cuisses... Elle s'est retournée
pour offrir son dos à mes caresses. D'une voix monocorde, elle a commencé à lire :
" Neuvième chapitre, page 174. Elle venait de sortir du bain, si bien que sa peau avait gardé une douce
moiteur. Il l'attendait avec impatience, encore tout enveloppé de sommeil. Elle n'ignorait rien de son désir et, sans chercher à se dérober, elle s'abandonna à la main qui balayait sa peau
fine et faisait tanguer ses reins. Elle accueillit en frissonnant l'hommage de ses lèvres et se cambra davantage, s'ouvrant aux caresses les plus
profondes..."
Le lendemain matin, elle s'est levée à six heures et c'est elle qui, beaucoup plus tard, est venue m'apporter le
plateau du petit déjeuner.
- Monsieur a bien dormi ? me dit-elle en s'asseyant au bord du lit.
- Oui, très bien. Est-ce que les pompiers sont revenus ce matin ?
- Pas encore. Mais les pêcheurs sont déjà en place.
Elle m'a donné un léger baiser sur la joue et elle est sortie sans bruit. Après m'être longuement lavé, habillé avec soin, j'ai relu la
dernière phrase : " La route sinueuse courait devant lui, vers le pont...". Sans hésitation, j'ai mis le point final.
À dix heures et demie, après quelques minutes d'attente au téléphone, j'ai enfin réussi à joindre les pompiers. Je leur ai demandé
d'abandonner les recherches, désormais inutiles et vaines, de l'improbable noyé.
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