C'est un fait divers lu au détour d'une page d'un quotidien régional qui, comme souvent, m'a donné l'idée d'écrire cette histoire. ( Vous trouverez
trace de ce fait divers à la fin de la nouvelle). Ce texte n'a jamais été publié et n'a pas encore trouvé place dans mes recueils à venir. J'en ai commencé l'écriture en 1991. Le premier jet
a été abandonné pendant plus de 10 ans puis repris, remanié jusqu'à atteindre sa forme définitive en 2002.
Les portraits sans visage
à Nadine D.
Première partie.
"- Il faut reconnaître qu'elle était discrète, on peut même dire secrète. Et assez jolie.
C'était la vieille qui parlait, d'une voix délabrée mais tendre.
On m'avait placé en bout de table, un peu à l'écart. J'avais beaucoup hésité avant d'accepter cette invitation tardive. En arrivant au château, je m'attendais à retrouver
quelques visages familiers, mais à l'exception du baron, désormais impotent et presque sourd, ils m'étaient tous quasiment inconnus.
- Elle est restée ici une année entière, tout le temps de la maladie de Thérèse... C'est elle qui s'est occupée des enfants : le garçon avait quatre ans et la
petite savait à peine marcher. C'est Maurice qui l'a trouvée en passant une petite annonce dans le journal... À l'époque, elle devait avoir dix-sept ans, pas plus...
Tout en parlant, la baronne faisait rouler sous ses doigts la double rangée de perles de son collier posé sur la peau presque translucide de son cou flétri.
Au rappel de ce passé douloureux, Thérèse avait baissé les yeux vers son assiette, fuyant les regards brusquement posés sur sa silhouette malingre et ses lèvres trop rouges. Elle n'avait jamais
dû être belle, ni désirable. La maladie l'avait définitivement enlaidie. À ses côtés, Maurice, son mari, continuait de manger, indifférent et jovial, arborant avec arrogance l'embonpoint
satisfait des héritiers.
Du fond de son fauteuil, le baron ne me quittait pas des yeux.
Assise à la droite de la baronne, comme blottie dans l'ombre de ses rondeurs maternelles, il y avait Jeanne, vieille fille aux pommettes luisantes et rondes,
à la robe d'un violet presque noir, aux petits yeux cruels de rapace à l'affût. Jeanne qui de sa vie n'avait jamais chanté que des cantiques, qui ne connaissait de corps d'homme que celui du
Christ en croix, chair tourmentée dans l'extase qui ne pouvait être que souffrance. On venait de nous présenter le plateau de fromages, et les enfants avaient quitté la table. Ils étaient grands
maintenant, et aussi taciturnes que leur mère. Tout enveloppée de graisse, la baronne poursuivait une conversation feutrée avec son régisseur.
En face de moi, un vieux monsieur en veste de velours côtelé et portant lunettes à monture dorée, avait jusque là mangé avec silence et parcimonie. Après
avoir vidé lentement son verre de bourgogne, posé sa serviette pliée à côté de son assiette de porcelaine, il m'adressa soudain la parole, comme s'il avait deviné mon impatience.
- Je l'ai connue bien avant, par hasard, quand elle était encore enfant, une enfant plutôt malheureuse... À cette époque, ses parents vivotaient sur une
ferme, pas très loin d'ici... Juste des métayers... Du genre à n'appeler le vétérinaire qu'en dernière extréminé, quand il est déjà trop tard. Je me souviens très bien de cette fillette
maigre, agenouillée sur l'arête d'une bûche de bois, en pénitence, les jambes meurtries... On venait de la fouetter avec des orties ! Pourquoi ? Vous allez rire : figurez-vous qu'elle avait
été surprise à se laisser embrasser par un gamin de la ferme voisine ! Des enfantillages ! Elle avait à peine dix ans, comme son petit amoureux. J'étais venu pour un vêlage difficile,
presque désespéré... Et les parents étaient plus préoccupés de la santé de leur vache que de la douleur de leur fille, à genoux, oubliée en plein vent, tout juste vêtue d'une courte robe de
coton rouge... Mais elle ne pleurait pas. D'ailleurs, je ne l'ai jamais vue pleurer, ni entendue se plaindre...
Mais après un regard furtif vers le fauteuil du baron, il retomba dans un mutisme obstiné dont aucune de mes questions ne put le départir. Les
autres convives m'ignoraient avec ostentation : ni le notaire accompagné de son exubérante épouse, ni de lointains cousins qui avaient fait fortune dans la quincaillerie, ne
m'avaient adressé la parole ou gratifié d'un regard depuis leur poignée de main distraite lorsque que je leur avais été présenté par le baron sur la terrasse dominant le parc. Ils devaient se
demander les raisons de ma pésence à cette table... Et puis la plupart d'entre eux ne l'avaient pas connue, ils ignoraient jusqu'à son existence. Son nom même leur était étranger.
Après le déjeuner, ils se dispersèrent dans le parc, les uns vers les étangs, les autres sous les frondaisons des marronniers... En cette
après-midi de Pentecôte, il soufflait un léger vent du sud qui, joint au soleil, faisait peser sur la campagne une moiteur presque estivale. On avait poussé le fauteuil de baron devant les
grandes baies ouvertes. Nous étions seuls tous les deux, abandonnés en quelque sorte. D'un geste lourd, il m'invita à prendre place à ses côtés. malgré son infirmité, il avait gardé une voix
paisible. Il contemplait le ciel sans nuages."
à suivre...
Pour illustrer cette première partie, j'ai choisi ce dessin d'Alex Varenne ( reconnaissable à sa technique très particulière dans l'emploi des ombres et du noir
et blanc). Certes la fille paraît plus âgée que la fillette de la nouvelle, mais j'imagine bien la scène comme ça...
Deuxième
partie
" -C'est moi qui ai personnellement tenu à ce que vous soyez ici aujourd'hui. Je ne sais pas ce qu'ils ont pu vous dire, mais de grâce, oubliez le. Il ne faut
pas accorder une importance excessive aux souvenirs ; la mémoire est trop sélective, elle passe presque toujours à côté de l'essentiel...
Je reconnaissais bien là le scepticisme qui m'avait séduit lors de notre première rencontre quinze années auparavant. À cette époque, il était encore valide, même
si son oreille donnait déjà des signes de faiblesse. Il agita une clochette et, quelques instants plus tard, un vieux domestique se présenta.
- Monsieur le Baron m'a appelé ?
- Vous allez accompagner Monsieur là-haut... Et pas un mot de tout ceci à Madame la Baronne. Tenez, c'est pour vous ! Peut-être que vous comprendrez mieux.
Il me tendit une grosse clef, chaude encore, comme si elle ne quittait jamais les poches de sa veste de laine.
Nous avons emprunté des escaliers, de plus en plus étroits à mesure que nous montions vers les combles, traversé des salons aux meubles habillés de housses
blanches, longé des couloirs froids et sombres. Le domestique parlait comme un guide :
- Treize chambres à chaque étage. Chacune dispose d'un cabinet de toilette particulier... Et d'un boudoir. Les salons ne sont ouverts que l'été, lorsque
Monsieur Maurice reçoit des amis...
- Et le personnel ? Je veux dire les employés du château ?
- Ils sont logés dans les mansardes, à l'exception du régisseur qui occupe une maison à l'entrée du parc.
- Et vous, cela fait longtemps que vous êtes ici ?
- Dix ans, Monsieur... Mais avant, j'étais déjà au service de Monsieur le Baron, du temps où son nom faisait encore autorité.
Il s'était arrêté devant une porte basse, au bout d'un couloir aux murs écaillés.
- C'est ici.
La serrure était un peu récalcitrante. En poussant la porte, une épaisse bouffée de chaleur sèche s'engouffra dans la pénombre du
couloir. Nous étions sous les toits. Une dizaine de lucarnes éclairaient le plancher. C'était une longue pièce, parfaitement rangée, sans aucune trace de l'abandon poussiéreux qui règne
habituellement dans ce genre d'endroit. Tout au fond, des armoires, des lits démontés, étaient adossés au mur du pignon. Sous un pan d'ardoises, quelques chaises cannées semblaient
attendre le public d'un spectacle. Et, sur les poutres de la charpente de chêne, comme aux cimaises d'un musée, était accrochée une collection de tableaux anciens. La dorure des cadres en
était ternie. Mais toutes les toiles avaient été mutilées : portraits d'ancêtres aux yeux crevés, paysages et natures mortes lacérées au rasoir ou éclaboussés de peinture blanche... Toute
l'histoire défigurée au château défilait devant mes yeux, les heures de gloire avec les aïeux en tenue d'apparat et perruque poudrée, avec les vainqueurs de batailles dérisoires en
grand uniforme au coeur du combat...
- Que signifie tout ceci ? demandai-je au domestique resté prudemment près de la porte.
- Pendant la dernière guerre, le château a servi de résidence à l'état-major allemand. À la libération, ils ont saccagé tout ce
qu'ils ne pouvaient pas emporter. Une sorte de frénésie de la destruction... Mais je ne crois pas que c'est cela que Monsieur le Baron voulait vous montrer. regardez, là-bas, tout au fond, il y a
deux tableaux qui devraient vous intéresser...
Les deux toiles, de dimension modeste, n'étaient pas encadrées et leur facture rappelait maladroitement Modigliani. La première était
un simple portrait de jeune fille aux cheveux noirs. Un jaillissement de lumière éclairait son visage, mais les yeux et la bouche avaient été grossièrement découpés si bien que ce portrait
n'était plus qu'un masque sans vie. La seconde toile, un peu plus grande, représentait aussi une jeune fille, mais allongée nue sur un canapé de velours rouge. le peintre l'avait faite poser dans
une attitude légèrement obscène qui découvrait son ventre d'adolescente. Sur sa poitrine encore menue, sa main esquissait une caresse. Cependant, tout le visage était griffé de profonds sillons,
comme s'ils avaient été tracés dans la peinture encore humide, comme si le peintre avait été pris d'un brusque remords. J'avais détourné les yeux, saisi par l'indicible angoisse de la révélation.
Elle était là, comme je ne l'avais jamais vue, fragile et sans défense. Malgré l'absence de regard, malgré la confusion des traits, je l'avais reconnue. C'était à la fois une douleur et un
soulagement.
Le domestique s'était approché d'une lucane et, de son observatoire, il surveillait les allées et venues dans le parc ensoleillé.
- Voilà Madame la Baronne qui revient vers le château avec ses invités : il faut partir d'ici !
- Qui est l'auteur de ces deux toiles ?
- Je ne sais pas, Monsieur... Je ne l'ai jamais su.
Et il m'entraîna de nouveau dans le dédale des couloirs et des escaliers.
( à suivre...)
Pour illustrer cette seconde partie de la nouvelle, j'ai choisi "l'Origine du Monde" de Courbet qu'on ne présente plus.
Dernière partie.
Lors de notre ultime rencontre, elle était arrivée avec la même ponctualité scrupuleuse. Les saphirs de
son collier luisaient comme le regard d'un chat siamois posé sur le hâle de sa peau gorgée de soleil. Elle était vêtue d'une robe pourpre et, malgré la chaleur de juillet, elle avait mis des bas,
pour me faire plaisir... Cet été-là, son visage commençait à être connu : elle avait déjà posé pour quelques campagnes publicitaires de lingerie et allait bientôt faire la une d'un magazine
féminin.
Tard dans l'après-midi, au coeur de la chaude pénombre des rideaux tirés devant les fenêtres ouvertes,
les plages de sa peau de miel ensoleillaient le lit. Couchée sur le ventre, les reins abandonnés, elle finissait un yaourt nature. Une fois encore, elle s'était offerte, sans aucune retenue.
J'avais goûté l'eau de ses lèvres, l'ambre de son ventre nu. Dans les replis du drap flottait encore le souvenir de nos désirs assouvis...
Mais, à aucun moment, je n'étais parvenu à croiser son regard. Elle s'était cloîtrée dan un silence inquiétant, à peine troublé par les gémissements du
plaisir. D'un geste brusque, elle laissa retomber sa cuillère dans le pot vide.
- Voilà, c'est fini ! soupira-t-elle, enfouissant sa tête entre les oreillers.
- Tu en veux un autre ?
- Non, ni yaourt, ni autre chose... On ne se reverra plus.
Je redoutais ces mots. Pourtant, j'avais naïvement espéré qu'elle ne les prononcerait jamais, même si, depuis le premier jour, je savais que notre
relation ne pouvait être qu'éphémère, rencontre fortuite de deux solitudes. Dans un mouvement plein de grâce, elle s'était tournée vers moi, livrant à mon regard les secrets de ses cuisses
entrouvertes, mais l'éclat de ses prunelles de jais arrêta mes doigts vagabonds.
- Attends un peu ! souffla-t-elle en refermant sur ma main l'étau de ses jambes. Parle-moi encore du château.
De nouveau, je lui ai raconté les marronniers du parc, le déjeuner au grand salon, l'impotence du baron, l'étrange monologue du vieux
vétérinaire... Elle m'écoutait, les yeux au plafond, déjà absente, perdue dans les volutes de la cigarette qu'elle laissait se consumer entre ses doigts.
- As-tu parlé au régisseur ?
- Très peu. Il se souvenait vaguement d'une jeune fille qui faisait chaque soir une promenade près des étangs... Par contre, il se rappelait
très bien le labrador que tu tenais en laisse. En fait, il m'a surtout parlé du chien.
Elle marqua un très long silence avant d'écraser sa cigarette dans le pot à yaourt vide.
- Et Maurice ?
- Il a soigneusement évité de se trouver seul avec moi, sa soeur Jeanne aussi d'ailleurs.
Elle avait aussitôt allumé une nouvelle cigarette dont la fumée flottait comme un rideau au-dessus du lit.
- Je suis sûre que tu ne m'as pas tout dit !
- Le baron a tenu à ce que je voie les peintures du grenier.
Elle avait libéré ma main prisonnière de ses cuisses et s'était assise au bord du lit. Elle me tournait le dos.
- Au début, j'ai refusé de poser pour Maurice. J'étais là pour m'occuper des enfants, pas pour servir de modèle au rabais... Sa femme était
dans une clinique, très loin, en Suisse je crois. Maurice venait passer tous les week-ends au château... C'est Jeanne qui m'a convaincue d'accepter. Il a commencé par des portraits
très sages, et puis, au fil des dimanches, il est devenu plus exigeant, jusqu'à ce que je pose nue dans un des salons du premier étage... Je me souviens encore de ce jour de Pâques : ils
étaient tous partis à la messe, avec les enfants. Tous, sauf Maurice et moi. Et je me suis retrouvée devant lui. Je venais d'avoir dix-sept ans, il pleuvait... Maurice a posé une dizaine de
billets sur un guéridon à côté du canapé. Je n'oublierai jamais son regard qui me parcourait tout entière, dans les moindres détails... Ses doigts étaient brûlants, ou peut-être que l'angoisse
m'avait glacée. C'était la première fois qu'on posait la main sur mon ventre, la première fois que je voyais vraiment un homme. Je sais que j'ai pleuré, mais c'était plus l'humiliation que la
douleur.. Pourquoi as-tu fait ça ? Je t'avais pourtant demandé de ne pas y aller ! Tu me l'avais promis !
Maintenant, elle se rhabillait en toute hâte, le visage défait, indifférente au désordre de ses boucles brunes, à la pâleur de ses
lèvres, au désespoir de ses yeux.
- Tu sais que tu es un beau salaud ! lança-t-elle en écartant les rideaux.
Un flot de lumière blanche inonda la chambre et, comme une vague, toute la torpeur de l'après-midi déferla sur le lit solitaire. Elle était
partie.
.../...
Quelque mois plus tard, à la rubrique "Faits divers : incidents et accidents" du journal local, parut l'article suivant :
" Incendie au château de F***
Dans la nuit du
vendredi 18, vers 3 heures du matin, un incendie s'est déclaré au dernier étage du château de F***, monument classé et propriété depuis trois siècles de la famille L**. Grâce à
l'intervention rapide des sapeurs-pompiers, le sinistre a pu être rapidement circonscrit, évitant ainsi qu'il ne se propage aux étages inférieurs, et plus particulièrement au rez-de-chaussée
qui abrite une collection inestimable de verres gravés et de meubles du XVIIIème siècle. Le feu n'a détruit qu'une partie des combles et de la toiture. Même si l'hypothèse d'un court-circuit
semble la plus probable, une enquête a été ouverte pour déterminer les causes exactes du
sinistre."
FIN.
Pour terminer en beauté, voici un dessin de Barbe, plus connu pour ses dessins humoristiques mais qui peut
aussi faire ça !
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