Vendredi 5 janvier 2024
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"La danseuse", court roman (96 pages) de Patrick Modiano paru en
2023 aux Editions Gallimard (nrf)
Comme souvent chez Modiano, on navigue à vue dans un passé à la fois vague et d'une grande précision dans les
détails. On évoque ici la vie d'une femme dont on sait juste qu'elle était danseuse professionnelle. Nous sommes à Paris et dans ses environs...
Extrait page 52 :
– Il fait froid ici, vous ne trouvez pas ? nous demanda Pola Hubersen.
– Oui, un peu froid, dit la danseuse.
– Ils ont coupé le chauffage, depuis hier. Nous serons mieux dans ma chambre.
Elle nous précédait le long d'un couloir. La danseuse m'avait pris la main, comme pour m'entraîner sur un chemin
qu'elle connaissait déjà.
La chambre était de la même dimension que le salon qui donnait sur la rue, mais il n'y avait qu'une seule fenêtre
derrière les rideaux rouges. Une petite lampe était posée au bord de la table de nuit encombrée de livres. Elle s'allongea du côté de la table de nuit et nous invita à suivre son exemple. La
danseuse se trouvait entre Pola Hubersen et moi. Le lit était étroit. Pola Hubersen éteignait la lampe et se rapprochait de nous. Il ne restait qu'un rai de lumière qui venait du couloir, par la
porte entrouverte.
Extrait pages 58-59 :
"Il était dix heures du matin et il neigeait de nouveau. Une neige légère, presque des gouttes de pluie. Elle avait
froid et elle sentait des points douloureux dans tout son corps. Il fallait "dénouer les nœuds", comme disait Kniaseff. Alors, elle décida de se rendre chez Pola Hubersen. Elle était la seule à
pouvoir la soulager. Elle s'allongeait sur le lit, Pola Hubersen la caressait, et ses doigts s'arrêtaient aux bons endroits, avec une précision d'acupuncteur. Ses lèvres effleuraient les siennes,
et leur contact, sur son corps, était encore plus doux que ses doigts. Peu à peu, les nœuds se dénouaient sans qu'elle éprouve la souffrance qui était la sienne au début des cours de danse. Il
lui arrivait de manquer un cours et de se retrouver au lit avec elle. Alors, elle se laissait aller au fil de l'eau en fermant les yeux. (...)
Elle entra dans l'immeuble du début de la rue Quentin-Bauchart. Pola Hubersen se levait très tard et peut-être
n'était-elle pas encore réveillée. Elle traversa le vestibule, et quand elle fut entrée dans le salon, elle remarqua un manteau d'homme sur le grand canapé. Pola Hubersen était sûrement en
compagnie de quelqu'un dans sa chambre et elle ne voulait pas la surprendre. Cet appartement donnait l'impression d'être exigu : le vestibule, le salon sur la rue et le long couloir qui menait à
la chambre. Mais une petite porte qui se confondait avec le mur, de l'autre côté, donnait accès à une enfilade de pièces le long d'un autre couloir, des pièces dont la plupart étaient vides, ou
simplement meublées de divans très bas. Elle prit ce chemin-là, ouvrit la dernière porte à droite et se retrouva dans la grande salle de bains contiguë à la chambre de Pola Hubersen. La lumière
était allumée, la porte grande ouverte sur la chambre.
Elle se déshabilla et enfila un peignoir, l'un de ceux qu'elle portait toujours après un spectacle et qu'elle
avait oublié là. Elle entra dans la chambre. Un homme était allongé sur le lit, qu'elle reconnut aussitôt et avec qui elle avait répété un duo au studio Wacker, un certain Georges Starass. En
dansant avec lui, elle avait eu une sensation qu'elle n'avait jamais ressentie avec aucun de ses partenaires, comme si ce contact était plus intime qu'un simple exercice, au point qu'elle avait
voulu le prolonger.
Maintenant, ils étaient seuls tous les deux dans la chambre, et au bout de quelques instants elle avait de nouveau
cette sensation, comme l'autre jour au studio Wacker, de danser avec lui à la même cadence, en parfaite harmonie... Et bientôt des éclats de plus en plus forts se succédaient à des intervalles de
plus en plus courts. Chaque fois, elle éprouvait un vertige qui s'amplifiait à l'infini."
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