Philippe # 2
Monika
totalement nue sous un voile de tulle noir transparent, Belle de Jour.
Précieusement, je la tenais par la main afin de l'accompagner dans la descente d'un escalier.
Il nous mena jusqu'à une vaste pièce sombre éclairée par quelques bougies, au milieu de laquelle se trouvait un immense
lit circulaire.
Elle n'était que silence et consentement.
Dans l'obscurité je distinguais des formes humaines.
Je fis glisser le voile pour mettre sa peau à vif.
L'allongeai sur le lit.
Me mis derrière afin de la tenir par les poignets.
Ce fut pour eux le signal de l'hallali.
De la pénombre ils sortirent sans que je puisse distinguer leurs visages et se jetèrent sans préambule sur ses volumes et
abysses.
Tant il y avait de mains sur sa peau que son corps n'était plus visible.
Curieusement aucun sexe.
C'est ainsi que tôt ce matin je me suis réveillé, la chair tendue par le flux de mon sang.
Elle dormait nue à quelques centimètres de moi.
Impossible dans mon état de retrouver le sommeil, je me suis résigné à me lever.
Dans la cuisine, je me suis préparé un thé, il ne restait plus que deux sachets : je prohibai le gingembre pour me rabattre
sur la menthe, j'allumai une cigarette puis j'ai ouvert le PC pour lire mes messages.
Le laboratoire photo m'avait envoyé le devis que je lui avais demandé.
La somme était conséquente mais il me fallait absolument de la matière pour alimenter le travail de Denis Verlaine, ce
dessinateur qui s'était proposé d'illustrer le livre que j'avais depuis quelques mois en projet. Un livre au contenu explicite que je comptais offrir à ma belle.
Une sorte de confession intime et ultime sur l'émotion, l'érotisme, qu'elle provoquait en moi.
Lui dire tout ce qui était inavouable. Un condensé d'intimité, de secrets, qu'il s'agisse de moments vécus ou
fantasmés.
Ce livre serait illustré de photos d'elle au fil des années et de dessins.
Je m'apprêtais à valider le paiement lorsque mon index se cabra et les yeux de l'homme de la boutique s'emparèrent de mon
esprit.
C'était une évidence, ce travail si particulier, c'était à lui et personne d'autre que je devais le confier.
Sans rien savoir de
ce regard, c'était dans cette boutique et nulle part ailleurs que j'allais déposer tel un trésor ce que j'avais de plus cher et d'intime.
Bien sûr il aurait été plus pratique de le faire anonymement via internet dans ce labo Lyonnais. J'allais connaître des
moments de honte,c'était certain, mais la honte ne faisait-elle pas partie du plaisir recherché ?
Elle était finalement bien pratique cette petite boutique de la ruelle déserte.
Il avait dû en voir passer des hommes au chapeau masquant le regard qui venaient lui confier des pellicules licencieuses,
peut-être même aussi des femmes !
La première fois que je me suis rendu dans un sex-shop, je crois que l'article dont je me suis souvenu le plus devait être
mes pieds tant j'avais honte de lever les yeux et de croiser un regard.
C'était cette émotion-là que je voulais revivre chez lui, le cœur cognant comme un tambour au moment où ma main pousserait sa
porte.
Je devais y retourner mais il me fallait attendre une semaine, mon planning était chargé, sa boutique éloignée.
Quel genre de personnage était-il ? Que faisait t il dans sa chambre noire ?
Je n'avais pas l'intention de lui donner tous les négatifs en une seule fois. Je procèderais progressivement, par
étapes.
Il me fallait savoir s'il était bien l'artisan qui convenait à mon projet.
Que ferait-il de mes photos ? Etait-il du genre à faire des doubles des images développées, à les classer avec des
thématiques propres à lui dans des albums qui devaient encombrer de vieilles armoires secrètes ?
Se caressait-il en découvrant les corps nus apparaissant au sortir du bain de révélateur ?
Son regard s'était emparé de moi, il me fallait oser le défier.
Tant pis, je devais affronter son jugement, ses sourires, peut-être même sa moquerie.
Valentin # 2
La semaine qui suivit fut d'une affligeante banalité : quelques portraits de premiers communiants, un nourrisson cul nu sur
une peau de mouton et une photo de mariage – elle en robe de mousseline blanche, lui engoncé dans un costume trois pièces trop neuf – elle ne tarderait pas à le tromper, je l'ai lu dans son
regard. Rien d'autre ! Depuis l'avènement du numérique et la concurrence d'internet, le travail se faisait plus rare. Alors, je restais de longues heures, assis dans la boutique, à contempler la
rue où ne passaient que des chalands furtifs.
Cette fois, il a
marqué un petit temps d'arrêt devant la vitrine, puis a aussitôt poussé la porte de verre. Son retour ne m'a pas surpris, c'était dans l'ordre des choses, même si je ne l'attendais pas si tôt.
Sous le bras, il serrait comme un trésor une serviette au cuir craquelé. Il affectait un air décontracté, mais je devinais que, intérieurement, la honte et la curiosité se livraient un terrible
combat. Il resta de longs instants immobile, tout près de la porte grande ouverte. Peut-être allait-il faire demi-tour ? Son regard me fuyait et cherchait désespérément un point d'ancrage parmi
toutes les photos encadrées qui tapissaient les murs. Finalement, sa curiosité l'emporta. Il referma la porte derrière lui et fit les quelques pas qui le séparaient du comptoir sur lequel il posa
sa serviette de cuir.
- J'ai là quelques vieux négatifs dont je souhaiterais refaire un tirage papier, dit-il d'une voix étouffée par
l'émotion.
Visiblement chaque mot lui coûtait.
- Eh bien, on va voir ça ensemble.
De sa serviette, il tira une grande enveloppe qui contenait effectivement une douzaine de négatifs 24 x 36 en noir et
blanc... et aussi quelques formats carrés plus anciens enveloppés dans du papier de soie.
- Ce sont des photos de famille, précisa-t-il alors que je posais les négatifs sur une table lumineuse.
- Ils ont l'air en excellent état. Le labo avait fait du bon travail.
C'était une série de portraits, apparemment d'une femme assez jeune, qui posait en pied ou assise sur une chaise dans un
intérieur domestique.
- Je peux vous faire ça pour la semaine prochaine. Il faut juste que vous me précisiez le format, le type de papier et le
nombre de tirages que vous souhaitez. Je vous fais un devis ?
- Je veux bien..
Pendant que je préparais le devis, il se pencha vers moi, mais toujours sans me regarder vraiment
- Dans votre vitrine, il y a un écriteau qui dit que vous apportez un soin tout particulier au traitement des épreuves...
Pardonnez-moi si je suis indiscret, mais en quoi votre travail est-il différent de celui des autres laboratoires ?
- Vingt-cinq ans d'expérience, beaucoup de passion... et quelques secrets professionnels...
- À propos de secret, j'ai lu aussi que vous travailliez en totale discrétion. Qu'est-ce que cela signifie exactement
?
Nous y étions enfin ! C'était le véritable but de sa visite.
- Disons que mon laboratoire est une sorte de tombe hermétique, un coffre-fort inviolable où vous pourrez déposer sans
crainte tous vos secrets, même les plus inavouables.
Il parut soulagé
- Alors, pour cette fois, vous me ferez un tirage de chaque négatif, en format album, sur papier brillant... Ce sera
suffisant.
En partant, il me serra fiévreusement la main et pour la première fois nos regards se sont croisés. Au fond de ses yeux
dansait la petite flamme de la lubricité.
La dernière photo est une oeuvre de Gilles Berquet
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