" Les ardents de la Rue du Bois-Soleil" # 35
Nuit du dimanche 5 au lundi 6 juillet 1964
Je suis de nouveau seule. La chaleur est revenue et avec elle l’insomnie. La radio serine
des chansons douces. Je me sens affreusement coupable.
Vendredi dernier, je suis rentrée à l’appartement vers midi. Comme d’habitude, j’ai filé à la salle de bains pour
me débarrasser de l’odeur de la maison de retraite. Je n’arrive pas à m’y faire à l’odeur fétide de la vieillesse, si semblable à l’haleine des matins brumeux. Pourtant, je ne peux pas dire que
je ne les aime pas : ils sont attendrissants, émouvants parfois, gentils le plus souvent, polis… Mais ils sont vieux.
Sous la douche, j’ai commencé à penser à Tristan et, aussitôt, j’ai mouillé. J’en ai passé du temps à me
préparer : lavée de fond en comble, parfumée, pommadée, parée de mes plus beaux dessous, même un peu maquillée avec un soupçon de fard à paupières et de rouge à lèvres… À deux heures,
j’étais fin prête, excitée comme jamais, les tétons dressés, le vagin gras, le clitoris en éveil… À trois heures moins le quart, je l’ai vu de ma fenêtre arriver au bout de la rue. Ça m’a donné
chaud au ventre. J’ai allumé la radio : le Tour de France flânait encore sur les rivages de la Méditerranée, rien de bien passionnant. Maintenant, il devait être dans les escaliers. Il
fallait que je lui entrouvre la porte, dans quelques instants il serait dans les bras…
Mais je suis restée dans la cuisine, debout, immobile, en peignoir, avec en dessous mes bas, mon
porte-jarretelles, ma culotte en dentelle, incapable d’un geste. Je l’ai deviné s’arrêtant devant la porte close, debout lui aussi, planté là à se poser des questions…Ça a duré, duré… Et s’il
allait frapper, ou même gratter à la porte comme le ferait un chat ? Mais non. Je l’ai entendu redescendre les escaliers. Une fois dans la rue, il a levé les yeux vers ma fenêtre, comme pour
y chercher une réponse. Il ne m’a pas aperçue, en retrait, dans l’ombre derrière les rideaux…
Aujourd’hui encore, je ne sais pas pourquoi j’ai fait ça. Cependant, je comprenais très bien que mon refus
d’ouvrir ma porte était aussi ridicule et téméraire que mes parties de jambes en l’air à l’heure de la digestion.
J’ai passé le reste de l’après-midi, allongée sur le lit, en petite tenue, à essayer de ne penser à rien.
J’avais les yeux grand ouverts, posés sur le papier à fleurs… Cependant, ce n’était pas les fleurs que je voyais, mais le visage de Tristan, en incrustation. Je regardais les boucles de ses
cheveux qu’éclairait le soleil d’été, ses yeux bleu-vert, plutôt bleus ou plutôt verts selon la couleur du ciel et la lumière, son nez droit, un peu fort, ses lèvres timides, ses joues à la peau
encore douce… Il était là, debout au pied du lit, incroyablement nu. Je pouvais toucher des yeux ses épaules, sa poitrine d’adolescent où frisottaient déjà quelques poils, son ventre sans défaut,
ses hanches fines, ses cuisses fermes, ses bras si longs pour m’enlacer et son sexe tendu, superbe, majestueux… J’en arrivais toujours là, à ne penser qu’à ça, à ne regarder rien d’autre. Il ne
parlait pas. D’ailleurs, de quoi aurait-on pu parler ? De mots croisés, de tricot ? Peut-être de Gainsbourg, de ce mélange d’érotisme, de provocation et de tendresse qui imprégnait
chacune de ses chansons ? Ou du Tour de France ? Moi, j’aurais aimé voir Tristan sur un vélo de course, rien que pour que les femmes admirent au passage ses mollets luisants et surtout
se pâment en lorgnant le gros paquet de sa bite et de ses couilles moulées dans ses cuissards noirs. J’en revenais toujours à ça !
Pendant des heures, je n’ai pas cessé de mouiller. J’allais enfin m’endormir quand on a frappé à la porte. J’ai
refermé mon peignoir à la hâte, je me suis précipitée pour ouvrir. Plus de temps à perdre ! Voilà, voilà, j’arrive !
C’était Marcel…
Le pauvre, il a dû se demander ce qui lui arrivait. En un rien de temps, il s’est retrouvé à poil sur le lit,
aux anges de me voir en si petite tenue – il était convaincu que c’était en son honneur ! Il en a profité ; je lui ai tout donné en vrac : ma chatte, ma bouche, mon cul. Vas-y
Marcel, sers-toi ! C’est mouillé partout, pas besoin de préliminaires ! J’ai joui comme une folle.
Après, je lui ai demandé de m’emmener loin, là où voulait. On a pris la route en pleine nuit. Je crois que
je me suis endormie très vite, bercée par le doux roulis de la DS. Au petit matin, Marcel m’a réveillée : on était à Bruxelles, au pied de l’Atomium. Bien sûr, ce n’était pas Copacabana, ni
même la Riviera, mais c’était mieux que rien. On a passé la journée à baguenauder dans les rues et sur les places ; on a bu de la bière et mangé des moules-frites en terrasse d’un restaurant
de la rue des Bouchers, tout près des boutiques de luxe des Galeries Saint Hubert … En fin d’après-midi, on a repris la route. Marcel disait qu’il avait une surprise pour moi. À la tombée de la
nuit, on est arrivés à Anvers – Antwerpen, comme ils l’écrivent en flamand. Marcel m’a expliqué que c’était la ville des diamantaires. J’ai vaguement espéré que la surprise ce serait un bijou
avec plein de carats, mais ce n’est pas le genre de Marcel de faire des cadeaux. Il m’a aussi dit que c’était un grand port. C’était ça sa surprise, le port et ses putains : la multitude des
bateaux de tous les continents, les kilomètres de quais, le labyrinthe des bassins, le quartier des putains en vitrine, petites échoppes du plaisir avec étalage de la marchandise. En attendant le
client, il y en avait qui faisaient du tricot, d’autres des mots croisés… J’avais beau essayer de jouer les indifférentes, ça me troublait beaucoup ces femmes en vente : un homme arrivait,
négociait sur le pas de la porte, puis entrait, on tirait le rideau, la lanterne rouge au-dessus de la porte s’éteignait… J’ai demandé à Marcel s’il y était déjà allé, il m’a répondu que non,
mais je sais qu’il mentait. Je ne lui en veux pas.
À l’hôtel, on n’a pas beaucoup dormi. Cette promenade nocturne au marché des putains m’a fait le même effet que
notre passage par la Rue Saint-Denis à Paris. Je me suis sentie moi aussi marchandise, chair à tâter, chair à baiser. Avec les billets en moins. Ça m’a rappelé Daniel, dans les derniers temps de
notre mariage, quand une maîtresse ne lui suffisait plus et qu’il s’était mis à fréquenter des « professionnelles », comme il disait, afin que je me mette bien dans la tête qu’en
matière de sexe je n’étais qu’une amatrice, une moins que rien. Pour me faire mal, il me racontait tout dans le détail : le racolage, les talons aiguilles, le marchandage des
prestations de service, les chairs à nu, les sexes épilés, les poses obscènes, les pipes juteuses, les mille et un tours de la lubricité, la toilette sur le bidet… Elles s’appelaient Véra,
Cynthia, Oxana ou Laura… Rien que des noms en a. Moi, c’était Geneviève, tout sauf excitant.
Avec Marcel, c’est plus simple : se mettre à poil, écarter les cuisses et se laisser monter. Il n’en
demande pas plus. Deux heures de sommeil et on remet le couvert : repas à toute heure du jour et de la nuit, service continu. Marcel, c’est comme une assurance tous risques, il n’y a pas de
mauvaise surprise.
Avec Tristan, j’endosse ma tenue de maîtresse ; me voici professeur d’amour. En semaine, de trois à cinq,
je donne des cours particuliers, à domicile, comme une putain de maison close…
Je pensais à tout ça pendant que Marcel conduisait en douceur et nous ramenait à la case départ. C’était hier,
en fin d’après-midi. Le Tour de France avait fait relâche en Andorre. À une cinquantaine de kilomètres de M**, Marcel a arrêté la DS dans une station service et, pendant qu’on lui faisait le
plein, il m’a proposé qu’on se mettre en ménage, à l’essai… J’ai répondu que j’allais y réfléchir. J’y réfléchis sérieusement.
fin du chapitre 6
à suivre...
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