"La femme gelée" est un récit autobiographique paru en 1981 chez
Gallimard. Disponible en collection Folio n° 1818 (182 pages)
Annie Ernaux, enseignante, mariée, trentenaire et mère de deux enfants, a toutes les apparences d'une femme
heureuse. Et pourtant c'est une femme gelée qui a peu à peu perdu le goût de la vie. Ses souvenirs la replongent dans son enfance et son adolescence, quand elle découvrait son corps et les
premières manifestations du désir.
Pour illustrer cet article, je vous ai choisi une photographie de Hans Bellmer (the Doll) qui m'a paru
en accord avec le propos d'Annie Ernaux sur son adolescence.
Pages 70 et suivantes : années 50 : Annie a pour copine une certaine
Brigitte
" Elle se laissait aller souvent, elle oubliait le langage de Nous Deux, Brigitte, sa
surface de petite fille comme il faut fichait le camp. Ensemble, on parlait de "ça". Et de "ça", les filles, je le savais, ne doivent pas parler. Intarissable, informée, Brigitte, avec ses propos
rigolards et crus me libérait tous les dimanches. Avec elle, le monde était un sexe immense, une formidable envie, un écoulement de sang et de sperme. Elle savait tout, que des hommes vont avec
des hommes et des femmes avec des femmes, comment il fallait faire pour ne pas avoir de môme. Incrédule, je fourrage dans la table de nuit (de mes parents). Rien. De dessous le matelas
je tire une serviette froissée, empesée de taches par endroits. Objet terrible. Un vrai sacrilège. Quel mot a-t-elle employé, celui des hommes, le jus, la jute, on ne connaissait pas, le savant
peut-être, qu'elle avait lu quelque part, sperme, qu'est-ce que l'écrire à côté de l'entendre résonner dans la chambre de mes parents à treize ans. On se racontait des histoires à horrifier les
adultes, n'importe quel objet devenait obscène. Jambes en l'air, sexes ouverts ou dressés, banalité des revues pornos, on faisait mieux en paroles et plus gai. Pas de discrimination, le masculin
et le féminin se partageaient nos conversations techniques et blagueuses. Impossible avec Brigitte de sombrer dans la honte le jour où la première secousse m'a saisie sous les draps, elle rit,
moi aussi ça m'arrive, mais ne va pas raconter ça au curé, ça ne le regarde pas.
Et quel triomphe de lui annoncer que je suis comme "ça" moi aussi, plus la peine de me faire des
simagrées avec ses maux de ventre, moi je porte une nouvelle situation avec bien-être.
Non je n'avais pas imaginé ainsi, le geste tranquille de relever la jupe plissée, baisser la culotte
et s'asseoir sans penser à rien, le bas des cuisses bridé par l'élastique. La surprise absolue. Voir ce que je n'ai jamais vu encore, mon sang à moi, celui-là. Un état finit. Je reste à regarder
comme les cartomanciennes du marc de café. Ça y est. Voilà cinq minutes après ma mère plaisante faux, "c'est comme ça qu'on devient jeune fille". Ni plus ni moins jeune fille qu'hier,
simplement un merveilleux événement. Impossible de dire à ma mère mon contentement, une chose à dire à la seule qui comprendra, Brigitte. Déjà le récit se déroule dans ma tête, figure-toi que
lundi à l'école comme d'habitude. Lui dire aussi ma crainte que ça s'arrête d'un seul coup, que j'aurais aimé une belle source limpide et que c'est un suintement marécageux, et elle
?
Tout lui paraissait bon à dire. Sûrement cette parole libre qui me liait à elle, la même qui ensuite
me fera honte. Pas de chochotteries comme à l'école, pas d'inavouable. "Moi j'aime bien regarder les poitrines des femmes au cinéma !" J'entends encore son ton assuré, les dimanches d'été, elle
mâchouillait un brin d'herbe qu'elle recrachait régulièrement, "les femmes n'aiment pas faire ça, ma mère me l'a dit" et puis ses yeux de chat et son rire, "tant pis, moi j'aimerai !" Parler le
corps et le rire surtout. Mais j'étais sûre que c'était mal. L'idéal : l'autre Brigitte, celle de la collection pour jeunes filles, qui allait aux expositions de peinture et ne disait jamais un
gros mot. Ma Brigitte à moi, elle ne l'oubliait pas non plus, le code de la vraie jeune fille. "Moi j'aimerai ça !" mais elle se levait, tapotait sa robe gracieusement, faisait une petite moue de
dignité, le nez en l'air. Tout ça, c'était entre nous, pas ainsi qu'il convenait d'apparaître aux autres sous peine de passer pour des vicieuses, des dessalées salopes. Même, il était tapi dans
nos conversations secrètes, le code. Pas d'erreur, par Brigitte j'ai tout appris sur la virginité, la porte que l'homme ouvre dans la douleur, la marque de la bonne conduite, pas possible d'en
dissimuler l'absence, sauf piqûres de citron et encore. Extasiée, la tête renversée, l'œil mi-clos, Renée, la copine de bureau de Brigitte, disait à la sortie de la messe : "Il m'a dit, si tu
n'es pas vierge le soir du mariage, tu entends, je t'étrangle." C'était devant le magasin d'électro-ménager et de valises. Quel frisson. Et les filles mères, il n'y avait pas à pleurer dessus.
Les hommes, eux, pouvaient baiser tant qu'ils voulaient, mieux au contraire qu'ils aient de l'expérience, qu'ils sachent nous "initier". Malgré mon enfance active, ma curiosité, j'ai accepté
comme une évidence d'être en dessous et offerte, la passivité ne m'a pas répugné à imaginer, rêve d'un grand lit ou d'herbes face au ciel, un visage se penche, des mains, la suite des opérations
ne m'appartient jamais. L'admettre, on osait décrire nos règles et nos envies, mais le mariage a commencé à me paraître obligatoire et sacré avec elle. Et tacitement, si on parlait de notre
sexualité, on n'envisageait pas de pouvoir la vivre jusqu'au bout."
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