"Le dîner", chapitre 3
Nos invités furent ponctuels : il était vingt et une heures précises lorsque leur grosse limousine se gara
dans la cour de notre pavillon de Passy. Sarmel Colo et sa femme étaient accompagnés d’un homme que j’avais entrevu le matin même à l’aéroport, à quelques pas en retrait des officiels.
- Je vous présente Monsieur Attoumane M’Lambéou. Il est mon secrétaire particulier et, en voyage, il fait aussi
office de chauffeur… Je déteste conduire, et je peux vous faire un aveu ? Je n’ai jamais appris… Madame Koppera ? Je suis ravi de vous rencontrer !
Béatrice rougit sous son maquillage et s’empêtra un peu dans les titres, hésitant entre Majesté, Votre Altesse et
Sire…
- Appelez-moi Monsieur ! coupa Sarmel Colo. Il s’agit d’une visite privée, sans protocole. À propos, Monsieur
Koppera, je me suis permis de communiquer votre numéro de téléphone à mon ambassade afin qu’ils puissent me joindre en cas de nécessité absolue.
- Pas de difficultés en perspective ?
- Aucune, sauf peut-être un putsch inopiné, rit-il, ou encore une révolution de palais… Vous avez du
champagne ?
- Je n’osais vous en proposer.
- C’est pour cela que je me permets de vous poser la question. Vous savez, Monsieur Koppera, vers l’an 600, Dom
Pérignon n’était pas encore né, ni même conçu. Aucun homme n’avait encore bu du Château Margaux, et a fortiori, pas notre prophète. Et pourtant, Noé, le premier des vignerons, a droit à une
sourate pour lui tout seul, la soixante et onzième, je crois… Et il est fort peu probable que les Arabes de cette époque aient eu l’occasion de goûter à du jambon de Parme, sinon leur
condamnation de la viande de porc eût été sans doute moins catégorique… J’aime tout ce qui fait la vie, mais ne croyez pas que j’agisse par simple esprit de rébellion. Par exemple, je ne joue
jamais, ni à la roulette, ni même aux dominos, non par respect du Coran, mais tout simplement parce que je n’aime pas jouer. Gagner ne m’intéresse pas… Et encore moins perdre !
Le dîner fut donc des plus conviviaux. Sarmel Colo avait l’appétit aussi audacieux que les idées. Mariame,
son épouse callipyge, en robe de soie mauve qui laissait tout deviner de ses charmes mammaires, était à l’image de son mari, d’humeur enjouée. Avec Béatrice, elles parlaient parfums, magazines de
mode, éducation des enfants et recettes de cuisine… Entre deux bouchées, Sarmel Colo m’entretenait de son admiration pour les tableaux de Botero et de Balthus.
Tout en m’efforçant de consacrer toute mon attention aux propos de notre hôte, j’observais les plus discrètement
possible les deux femmes qui se faisaient vis-à-vis : la blanche et la noire, la svelte et l’opulente. Mon esprit vagabond se mit à courir sous les robes, à écarter les voiles de dentelle, à
découvrir les seins, à écarter les cuisses… Tant et si bien que je commençai à bander sournoisement. Alors, mon imagination m’emporta plus loin encore : maintenant, je regardais leurs
bouches et voilà que les lèvres épaisses de la souveraine me gobaient le gland comme elles l’auraient fait d’une prune pourpre pendant que la langue chaude de Béatrice me léchait divinement les
couilles…
Seul Attoumane M’Lambéou paraissait ne pas prendre le même plaisir à cette soirée. Placé à ma droite, il n’avait
que brièvement répondu à mes tentatives de conversation et avait ostensiblement refusé de boire du vin en arguant de sa qualité de chauffeur. Avant de passer à table, Sarmel Colo avait insisté
pour qu’il prenne une photo de nous quatre assis dans le grand canapé du salon, en souvenir de cette soirée. C’était la seule fois où je l’avais vu sourire, un sourire éclatant jusque dans son
regard, sourire vite éteint dès qu’il avait rangé l’appareil photo dans son étui. Sarmel Colo ne lui adressait jamais directement la parole et semblait même faire peu de cas de sa
présence.
Tout entier accaparé par notre hôte qui ne cessait de m’étonner tant par l’étendue de sa culture – il pouvait aussi
bien parler de Joyce que du dernier film de Vim Wenders, en passant par le déclin du christianisme – que par sa lucidité de son point de vue sur la situation internationale – dérèglement du
système monétaire, surendettement des pays riches, précarité des revenus tirés des matières premières – je finis moi aussi par oublier la présence à ma droite de ce secrétaire si particulier.
Sarmel Colo s’était lancé dans un long exposé sur les bienfaits de la monogamie qui lui attira définitivement la sympathie de Béatrice – elle avait été une fervente militante des mouvements
féministes – et le regard chaleureux de son épouse.
- Je crois que chez vous, il y a un adage pour ça : « Quand on embrasse deux bouches, il y en a
toujours une qui est amère. » Et je n’aime que ce qui est sucré !
Ce disant, il se coupa un large morceau de roquefort et partit d’un grand éclat de rire.
Il était presque vingt-trois heures, Béatrice allait servir la charlotte aux fruits rouges lorsque le téléphone
vint nous interrompre. C’était le premier secrétaire de l’ambassade qui désirait parler d’urgence à Sarmel Colo. La conversation fut longue, parfois houleuse, dans une langue dont je ne pus rien
saisir. Quand Sarmel Colo me parla en aparté dans le bureau, il avait le visage défait.
- Je suis désolé, mais nous allons devoir vous quitter prématurément… Figurez-vous qu’il y a un problème de
traduction dans le protocole d’accord que je dois signer demain matin… Il leur faut l’original signé de ma main, et il est là, dans ma poche… Dans la précipitation de cette journée, je l’ai
malencontreusement gardé sur moi.
Je devais avoir la même ligne atterrée que lui.
- Mais vous pourriez peut-être envoyer votre chauffeur...
Sarmel Colo sourit tristement et me parla d’une voix brusquement assourdie :
- Monsieur Koppera, il s’agit d’un document confidentiel…Très confidentiel, pour nos deux pays. Vous me
comprenez ?
Je pris ma décision très vite, sans réfléchir.
- Si vous m’en jugez digne, alors confiez-moi ce document, j’irai le porter moi-même.
Il parut hésiter.
- Vous feriez vraiment ça ? Alors, il faudra le remettre en mains propres à Monsieur Ibrahim Hamidi. C’est
très important. Vous le reconnaîtrez aisément : il porte toujours une cravate à pois et des lunettes d’écaille. Je ne vous remercierai jamais assez, Monsieur Koppera.
Il sortit de la poche intérieure de sa veste une banale enveloppe bleutée, l’ouvrit, souligna des passages au stylo
rouge, ajouta quelques annotations en marge, relut rapidement les deux autres feuillets, puis replia le document et le glissa dans l’enveloppe qu’il ne tendit. Il avait retrouvé le
sourire.
- Faites vite ! Nous vous attendrons pour prendre le dessert. Comme je vous l’ai dit, j’adore le
sucré !
à suivre...
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