"Le dîner", chapitre 1
J'aurais pu mettre en sous-titre "Leçon de cynisme" tant les protagonistes de cette histoire
rivalisent d'immoralité.
Je fis la connaissance de Sarmel Colo 1er un matin de septembre sur le tarmac d’un des aéroports de la
capitale. Son avion ayant plus de deux heures de retard sur l’horaire prévu par le protocole, le ministre, las d’attendre, était reparti en banlieue inaugurer une école maternelle pour enfants de
terroristes repentis.
- Ne soyez pas inquiet, Koppera ! m’avait-il dit en me prenant à part dans un petit salon d’honneur. Vous
ferez ça très bien ! Amenez-le directement à son ambassade. Rendez-vous demain matin à neuf heures précises pour l’entrevue officielle. D’ici là, je compte sur vous pour vous en occuper.
Vous verrez, il est charmant.
- Excusez-moi, Monsieur le Ministre, dois-je comprendre que vous me chargez de lui servir d’ange
gardien ?
Cela le fit rire.
- En quelque sorte. Je sais très bien ce que vous pensez, et vous avez raison : je vous demande de faire mon
travail alors que vous n’êtes ni payé ni mandaté pour ça… Je peux vous faire une confidence, Koppera ? Il était prévu que j’invite notre hôte à dîner au ministère mais, ce matin, mon épouse
a dû se rendre d’urgence au chevet de son père qui est souffrant. On craint le pire. Je ne me sens pas l’esprit assez disponible pour une longue soirée officielle, fût-elle en agréable compagnie…
Vous comprenez, Koppera, la famille a ses exigences !
Après le départ du ministre, j’eus tout le loisir de prendre entièrement connaissance du dossier concernant notre
visiteur et son pays. Sarmel Colo 1er était le dernier maillon d’une dynastie qui régnait sur un petit archipel de l’Océan Indien depuis plus de deux siècles. Avant son indépendance,
le pays avait été occupé successivement par les Portugais, les Anglais et parfois les Français, mais sans conviction. En effet, les îles étaient pauvres, insalubres, sans ressources dignes
d’intérêt, jusqu’à ce que les conflits à répétition du Moyen Orient leur confèrent une position stratégique sur la route du pétrole. Dès lors, moyennant l’octroi de concessions à long terme pour
la construction de bases navales, de stations-radars et autres installations secrètes, le pays avait vu affluer les capitaux étrangers. Sarmel Colo 1er était au pouvoir depuis quinze
années et, sous son impulsion, les îles avaient connu un développement exemplaire : priorité avait été donnée à la santé et à l’éducation. Dans l’archipel, le paludisme et la tuberculose
n’étaient plus que de mauvais souvenirs, la population était presque totalement alphabétisée et les cadres formés à l’université Colo Mourssala II – ainsi baptisée en mémoire du défunt
père de Sarmel Colo – voyaient leurs compétences reconnues bien au-delà des mers. Depuis une dizaine d’années, le pays n’était même plus mentionné dans le rapport annuel d’Amnesty International.
Agé de 51 ans, Sarmel Colo 1er était une des rares voix apaisantes parmi les vociférations du Tiers Monde. C’était son second voyage en France, le premier datant du début de son règne.
Cette fois, il venait signer un accord bilatéral pour l’extension d’une de nos bases aériennes au nord de l’archipel.
Malgré tout ce
que je venais de lire, je m’attendais à accueillir un souverain d’opérette : j’hésitais entre une sorte de Bokassa mobutuesque en boubou de coton chamarré, sceptre totémique à la main et
toque en peau de léopard sur la tête, et un Amin Dada kadhafiste en grand uniforme d’officier, avec gerbe de fourragères à l’épaule, plastron de
médailles de pacotille et képi constellé de maréchal à vie… Au lieu de cela, ce fut un homme d’apparence banale, en costume bleu nuit à la coupe sobre, cravate et pochette assorties, qui me
tendit la main au pied de la passerelle. Il était un peu plus grand que moi, mais sans ostentation. Attentif à ma formule de bienvenue, il y répondit dans un français irréprochable. Pendant qu’il
saluait son ambassadeur et les autorités militaires présentes, je pus observer son visage glabre, presque juvénile. Il parlait d’une voix claire et souriait volontiers, mais sans l’ironie
méprisante si naturelle aux hommes de pouvoir. À vrai dire, il me fut sympathique et je remerciai intérieurement le beau-père du ministre qui avait bien involontairement permis cette
rencontre.
Après avoir passé en revue le détachement de la marine au garde-à-vous en son honneur, Sarmel Colo
1er revint vers moi.
- Attendons-nous Monsieur le Ministre ? me demanda-t-il en regardant autour de lui comme à la recherche d’un
visage familier.
Je lui expliquai le contretemps qui nous privait de sa présence et l’assurai de mon dévouement. Je vis passer dans
ses yeux un voile de déception, mais cela ne dura qu’un instant. Très vite, il se ressaisit.
- Monsieur le Chef de Cabinet, permettez-moi de vous présenter mon épouse, Mariame…
Elle paraissait beaucoup plus jeune que lui. À leur arrivée, je l’avais prise pour une interprète, tant à cause de
la simplicité de sa robe que de la discrétion de son maquillage et de ses bijoux. Cependant, cela n’enlevait rien à sa beauté. Elle me tendit une main chaleureuse. Malgré la rigidité protocolaire
des présentations, je ne pus m’empêcher de poser mon regard sur le buste généreux de la souveraine. Je me souviens avoir furtivement pensé que le roi ne devait pas s’ennuyer au lit. En relevant
les yeux, je rencontrai brièvement les siens où je devinai qu’elle avait percé les pensées les plus secrètes.
- Pardonnez-moi si je suis indiscrète, me dit-elle, mais êtes- vous marié Monsieur le Chef de Cabinet ?
La question était si inattendue et pernicieuse que je restai quelques instants sans voix, l’air sans doute un peu
stupide.
- Oui… Depuis sept années déjà… Ma femme se prénomme Béatrice… Et nous avons un petit garçon âgé de trois
ans…
- Je vous félicite, Monsieur… ?
- Koppera.
- Oui, Monsieur Koppera, toutes mes félicitations.
- Et sans vouloir paraître trop… Comment dire ? Trop royal, continua Sarmel Colo, pourriez-vous nous rappeler
le programme officiel de cette première journée ?
Je me lançai dans la longue énumération du protocole : accueil et déjeuner à son ambassade, réception et
entrevue avec les responsables de l’état-major, visite d’un foyer de travailleurs émigrés de son pays…
- Et pour ce soir ?
- Une salle a déjà été réservée dans un grand restaurant près des Champs Elysées. Ensuite, nous avions pensé à une
fin de soirée dans un cabaret…
Sarmel Colo se tourna furtivement vers son épouse toujours souriante.
- Je peux vous demander une faveur, Monsieur Koppera ? De grâce, pas de soirée mondaine ! Vous ne pouvez
imaginer à quel point nous sommes fatigués des dîners officiels, des tables à cinquante couverts, des flashes des photographes à l’affût… Sans vouloir vous importuner, un simple repas familial à
votre domicile, incognito, nous ferait le plus grand plaisir… À moins que cela ne vous soit impossible…
J’avoue que jamais je n’aurais envisagé une telle requête. Je finis par bredouiller quelques mots.
- Pas du tout… C’est nous faire un grand honneur… Je vais prévenir mon épouse.
à suivre....
Derniers Commentaires