Ce texte date de 1980. Il n'a jamais trouvé place dans un recueil de nouvelles. Et pourtant,
j'ai une certaine tendresse pour cette histoire. Agathe me fut familière même intime....J'avais écrit ce texte pour elle, mais les hasards de la vie firent qu'elle n'eut pas l'occasion
de le lire... On s'est connus, on s'est perdus de vue...
Agathe.
1. Cuisine.
Bien que native des marais fangeux de la périphérie, Agathe a un cœur de
pierre.
À seize ans, après un trop long séjour en enfance, la salle d’attente de la vie, elle
est passée au salon, pour le hors-d’œuvre servi brûlant sur canapé… Certes, il n’était pas bien beau, ni volcanique, mais il avait fini par cracher un soupçon de sperme tiède qui donna quelques
frissons au ventre d’Agathe. Puis, à peine ivre, elle passa à table, gourmande et insatiable. Aujourd’hui, Agathe n’en est encore qu’un second plat, un certain poisson grillé aux arêtes
traîtresses. La chair en est morne, vide de goût malgré les sauces et autres condiments épicés. Agathe commence à perdre patience. Mais il lui faut terminer. D’ailleurs, sa mère, ses amies, ne
lui ont-ils pas toujours enseigné, rappelé, que par les temps qui courent, il ne faut pas faire la fine bouche… Combien meurent de faim !... Et surtout, éviter le gaspillage ! Le
banquet devait défier les orgies romaines, surpasser les saturnales, se prolonger bien au-delà du couvre-feu. Agathe espérait les tapages nocturnes, les nuits blanches… Et voilà que la mayonnaise
tournait, se couvrait d’une épaisse pellicule d’un jaune rance où venaient se gaver les mouches bleues et agoniser ses ardeurs.
Agathe est seule à la grande table désertée, seule devant son assiette de désespoir, devant l’autre chaise, la chaise de l’autre à la
paille refroidie. La faim lui tenaille le ventre et elle ne peut vomir que des larmes sur le regard aveugle du poisson éparpillé sur la porcelaine.
Dans l’ombre, un inconnu moqueur lui propose un steak-frites-pression, sans ambition, vite fait, à la brasserie du coin. Une petite
heure, en passant. À regret, Agathe quitte la lourde table de chêne, chiffonne la serviette pur lin brodée main, abandonne l’argenterie, le meursault brillant dans le cristal… Dans la brasserie,
la vapeur huileuse des frites se mêle à la brume du tabac pour emplir la salle d’un nuage épais qui enveloppe les gestes et étouffe les voix.
Agathe se sent happée par le tourbillon des odeurs. Elle vacille. La table de formica est hâtivement recouverte d’une nappe de papier
où triomphe déjà une tache sombre de graisse… La première bière arrive, montée en neige. Agathe se gave de frites, une à une, entre ses doigts et, raffinement suprême, les maquille de ketchup
avant de les porter à sa bouche. Elle a oublié le poisson. Elle s’acharne sur le steak nerveux, rebelle, qui se dérobe sous la lame émoussée. Agathe veut vaincre. La faim criarde s’apaise.
Désormais, Agathe savoure. Peu à peu, la valse des clients bat son plein. Les premiers s’en vont à pas lents, d’autres s’attablent, commandent avec autorité, secouent la salière désespérément
stérile, convoitent la moutarde de la table voisine, guettent la serveuse avec des regards impatients, attendent stoïquement la monnaie, se curent les dents avec des allumettes taillées en
pointe, cherchent un cendrier pour leur cigarette à demi consumée dont la cendre menace à tout instant de s’effondrer en silence, lisent le journal, écoutent leur vis-à-vis qui ne parle pas,
consultent leur montre avec ostentation, étouffent un rot du plat de la main, surveillent la porte des toilettes en se trémoussant sur leur chaise, demandent l’addition, hésitent sur le
pourboire, signent des chèques ou détachent des tickets-repas, dessinent sur la nappe en papier, attendent un ami qui ne viendra plus, vivent en quelque sorte.
Agathe, quant à elle, se contente de manger. L’assiette se vide. Par provocation, elle laisse quelques frites sur le plat, essuie ses
doigts huileux dans la serviette en papier, soupire longuement et regarde enfin son compagnon de table, en face d’elle. Lui qui n’a rien dit, lui qui s’est contenté d’un rachitique
croque-monsieur.
- Un café ? demande-t-il brusquement en poussant la tasse fumante vers Agathe.
Rapidement, il compte cinq billets, les pose dans la soucoupe avec un geste d’apaisement devant le regard réprobateur d’Agathe.
- Pas de querelle d’argent entre nous ! Cela me paraît tout à fait régulier.
Puis il se lève et enfile son blouson.
- Vous partez déjà ?
- J’ai du travail. Alors, à demain, vers midi, comme d’habitude. Je vous réserve une surprise.
Agathe laisse tomber deux morceaux de sucre dans la tasse pleine. Un peu de café déborde et auréole la nappe froissée comme les draps
d’un lit matinal.
Elle sent enfin la douceur du désir qui coule de son ventre.
2. Souvenir.
Elle s’appelait Agathe, je crois. La première fois que je l’ai rencontrée, c’était chez des copains, lors d’une banale soirée où
l’alcool constitue le nécessaire aliment de la conversation. En fait, elle était déjà passablement soûle. Comme à son habitude, Roland, son mari, faisait connaissance avec les mains, surtout
entre les cuisses et les fesses des amies d’Agathe. Pendant que ses doigts futiles et curieux posaient de pressantes questions aux peaux moites et recevaient de timides mais encourageantes
réponses, il parlait d’abondance, détournant l’attention par le flot ininterrompu de son bagout capiteux… Un peu à l’écart, plongée dans un fauteuil bas, les yeux mi-clos, Agathe se laissait
submerger de mots. Elle me faisait penser à cet excellent nageur, naufragé en Méditerranée , qui avait voulu sombrer et mourir et qui, irrésistiblement, revenait à la surface alors que de
toute évidence, il était condamné. Cela ne devait être ni vanité, ni volonté de dépassement de soi, mais simple inaptitude à la noyade. D’ailleurs, Agathe avait un corps de nageuse, d’animal
marin, corps aux courbes fluides mais fermes, aux gestes amples qui prenaient possession de l’espace pour mieux s’en libérer. Un verre à la main, elle semblait attendre la mort avec sérénité et,
lorsque plus tard dans la soirée, Roland était allé passer un long moment au premier étage en compagnie de Valérie – une belle salope aux yeux verts et aux seins en poire - elle n’avait même pas
levé les yeux, comme si elle dormait déjà.
J’ai pris congé peu après.
- Vous partez déjà ? m’a-t-elle dit en me serrant la main. C’est dommage ! Vous vous ennuyez ? Pourtant, c’est une
belle soirée, n’est-ce pas ? On se reverra au moins… Attendez que je réfléchisse… (elle ne me lâchait pas la main). Demain, à midi, à la Brasserie des Quatrans. Vous connaissez ? On
pourra parler, je viendrai seule.
Elle m’abandonna brusquement et reprit son verre sans m’adresser le moindre regard..
Le lendemain, elle était exacte au rendez-vous. Nous nous sommes attablés au cœur du brouillard. Agathe avait le regard indistinct des
jours d’après.
- Je suis partie vers trois heures du matin. Je ne sais plus où était Roland, je n’ai pas voulu le déranger. Je suis rentrée
seule.
- Seule ?
- Absolument. Je tenais à être en forme pour vous rencontrer. Comme vous pouvez le constater, ce n’est pas une réussite. J’ai eu du
mal à trouver le sommeil…
- À cause de Roland ?
- Pas du tout ! J’étais trop nerveuse. Une mauvaise nervosité, un peu oppressante… Une tension qui ne se relâche pas, qui occupe
l’esprit tout entier… Une excitation, voilà le mot juste !
- Pourtant, vous avez fini par dormir, autrement vous ne seriez pas ici, avec moi.
Elle hésita quelques instants avant de répondre.
- J’ai les médicaments en horreur. Alors, j’ai recours à des méthodes, disons, manuelles.
Une légère rougeur colora ses joues. Néanmoins, elle ne baissa pas les yeux pour autant.
- Vous ne m’en voulez pas ? Promettez-le moi ! D’ailleurs, je n’ai pas cessé de penser à vous. Votre image vous a précédé de
quelques heures… Je vous connais déjà, intimement. Vous n’êtes pas jaloux, au moins ?
Dans le mois qui suivit, Nous nous sommes encore rencontrés cinq ou six fois. Nous déjeunions d’abord à la Brasserie des Quatrans,
puis nous passions l’après-midi au lit, chez elle.
- Roland est parti ce matin de bonne heure. Il passe la journée chez un copain, ils creusent un puits, me disait-elle rituellement en
ouvrant la porte de l’appartement.
Agathe avait de beaux seins, pas très gros mais attendrissants. Elle avait aussi la vulve gourmande, avec de grandes lèvres très
épaisses, toujours en appétit. Elle appréciait que je lui en pourlèche les babines. On baisait méthodiquement, sans passion. On ne peut pas dire qu’on s’aimait.
À notre dernier rendez-vous, je suis parti avant la fin du service, sans prendre de dessert.
Derniers Commentaires